Ils s’appellent Alex Kidd, Simiabraz, Buster Rod G., SonSon, ou encore Ozo. On les trouve dans des franchises aussi différentes que Pokémon, League of Legends, Megaman, Dota 2… Mais ils ont un point commun : ils sont tous inspirés de Sun Wukong, combattant roi singe et héros du Pérégrinations vers l’ouest.

Ce classique de la littérature chinoise est aussi célèbre et influent en Asie que peuvent l’être chez nous L’Odyssée d’Homère ou les romans sur la légende des chevaliers de la table ronde de Chrétien de Troyes.

Rien qu’au mois de septembre 2018 il connaît une triple actualité : la sortie le 7 de Monkey King : Master of the Clouds, réédition d’un jeu classique de 1989, Cloud Master ; la présentation en début de semaine du projet Monkey King : Hero is Back sur PlayStation 4, lors de la traditionnelle conférence Sony préalable au Tokyo Game Show, pour une sortie prévue en 2019 ; et le déploiement imminent sur Switch du jeu chinois Arena of Valor, avec la présence d’un champion nommé Sun Wukong.

『MONKEY KING: HERO IS BACK(仮称)』 TGSトレーラー
Durée : 01:26

Aux origines de « Dragon Ball »

Version française du jeu vidéo « Dragon Ball », adapté du dessin animé et manga du même nom. / BANDAI

Connu sous le nom de Xiyou ji en chinois, et Saiyūki en japonais, Pérégrinations vers l’ouest est une fresque inclassable entre parodie, aventure et récit initiatique. Publié anonymement au XVIe siècle mais attribué à Wu Cheng’en, ce roman-fleuve en cent chapitres raconte le voyage en Inde du bonze Xuanzang, fondateur du bouddhisme chinois, de 629 à 645.

Quoique inspirée d’un personnage historique, cette œuvre populaire s’attarde surtout sur les accompagnateurs du bonze, le roi singe irrévérencieux Sun Wukong et le cochon anthropomorphe Zhu Bajie. Considéré comme un des « quatre livres extraordinaires » de la littérature chinoise, il emmène ses héros du mont bāozi en Chine jusqu’en Inde, à la source supposée du bouddhisme.

« Boku no Songoku » (moi, Songoku), en 1953, signé de l’auteur d’« Astro Boy ». / OSAMU TEZUKA

Si ce classique n’est guère connu en France, son univers sonne malgré tout familier, et pour cause : il a inspiré le célèbre manga Dragon Ball, avec son héros à queue de singe, équipé d’un bâton de combat et d’un nuage magique, comme dans le roman. Son auteur Akira Toriyama n’est pas le premier au Japon à puiser dans ce monument de la culture asiatique.

Bien d’autres l’ont fait avant lui, comme « le Dieu du manga », Osamu Tezuka, dans Boku no Songoku (La Légende de Son Goku en V.F.) en 1953, et ses adaptations en série animée et en film d’animation. Le motif animalier, l’univers chinois fantastique, le thème des arts martiaux, les accessoires emblématiques… Tout y est déjà, actant de la notoriété de l’œuvre au Japon, dans l’industrie du manga, mais aussi et surtout, du jeu vidéo.

Jeux d’arcade, d’action et de rôle

« SonSon », premier jeu vidéo inspiré du roi singe. / CAPCOM

Dans les années 1980, la première œuvre à relancer les aventures du singe facétieux n’est pas une bande dessinée, mais une machine à sous en arcade. En 1984, quelques semaines avant Dragon Ball, l’éditeur japonais Capcom lance, en effet, SonSon, petit jeu de tir et de plate-forme où les deux joueurs contrôlent le roi chimpanzé et son ami TonTon le cochon (Zhu Wuneng dans le roman).

Le sous-titre de son poster en arcade, « Let’s Go Tenjiku » (allons en Inde) ne cache pas son inspiration littéraire. L’éditeur réintroduira par la suite son héros SonSon, en en faisant une héroïne, dans le jeu de combat Marvel vs Capcom.

Arcade Game: Son Son (1984 Capcom)
Durée : 30:28

Dans la seconde moitié des années 1980, en plein premier âge d’or du jeu vidéo japonais, l’histoire de Sun Wukong inspire de très nombreux titres, souvent dans des jeux d’action (Ganso Saiyûki : Super Monkey Daibôken, édité par VAP en 1986), de rôle (Saiyûki World, Jaleco, 1988) ou encore d’aventure textuel (Famicom Mukashibanashi : Yûyûki, Nintendo, 1986).

Premières apparitions françaises

Alex Kidd, mi-Sun Wukong mi-Bruce Lee. / SEGA

Jugés trop japonais, trop bavards, ils ne sont pas distribués hors de l’archipel, au contraire des productions inspirées de Rambo (Contra) ou Dracula (Castlevania). Ne parlons même pas du très coloré jeu taïwanais China Gate, qui n’a été exporté qu’au Japon.

Les premiers en France à pouvoir se frotter au mythe seront les possesseurs de Master System, à sa sortie hexagonale en 1987. Sans jamais l’expliquer aux joueurs, l’iconique jeu de plate-forme Alex Kidd in Miracle World emprunte, en effet, au trésor littéraire chinois son personnage à l’allure simiesque, son humour loufoque, en le mêlant au passage à d’autres figures populaires plus modernes, comme Bruce Lee.

Sur la console de SEGA, il n’est pas le seul. Le jeu de tir Cloud Master, lui aussi distribué en Europe, s’empare du motif du nuage volant et des paysages de la Chine antique pour proposer un sympathique shoot’em up, celui qui a été réédité sur Switch et PC. Mais faute de connaître le roman, personne en France ne remarque leur origine commune.

Cloud Master Master System - Longplay Part1
Durée : 12:23

Clins d’œil omniprésents

Le Dr Robotnik se prend pour Sun Wukong. / SEGA

Les références aux Pérégrinations vers l’ouest dépassent pourtant le simple cadre de ses adaptations. Le classique littéraire est tellement connu au Japon qu’il se glisse partout, même dans les jeux qui ne lui sont pas directement liés, autant de clins d’œil incompréhensibles pour le joueur occidental d’alors.

Simiabraz, évolution d’Ouisticram, Pokémon de type feu et combat. / NINTENDO

Il faut dire que roman du XVIe siècle est une aubaine d’un point de vue industriel : tombé depuis longtemps dans le domaine public, il exonère de toute négociation ou conflit juridique avec des ayants droit. Comme les personnages de Dracula, de Frankenstein ou de Tarzan, Sun Wukong appartient à qui s’en empare, tellement intégré au patrimoine commun qu’il est librement cité, réinterprété, réinventé, comme un fonds culturel en libre accès, dont on ne donne même plus la source.

On retrouve ainsi l’idée d’un combattant martial simiesque comme boss robot, Buster Rod G., dans Mega Man : The Wily Wars en 1994 ; l’infâme Dr Robotnik est perché sur un nuage et manie un de combat dans un niveau de Sonic Blast en 1996 ; et un chimpanzé bagarreur à dresser, Simiabraz alias Gôkazaru (Gok’-singe), dans Pokémon Diamant, en 2007.

Réappropriations occidentales

Dans les années 2000, à la faveur du boom économique de la Chine, l’œuvre cesse d’inspirer uniquement les créateurs asiatiques pour devenir petit à petit un référent mondial. Le cas le plus intéressant est sans doute celui de Enslaved : Odyssey to the West. Développé par Ninja Theory, un studio britannique, il est la toute première adaptation occidentale des Pérégrinations vers l’ouest en jeu vidéo.

Monkey, le héros d’« Enslaved », relecture occidentale de la légende du roi singe, en 2010.

Le projet est né de la volonté des développeurs de donner une suite à leur jeu d’action précédent, Heavenly Sword, à l’ambiance asiatique déjà marquée, mais sans les droits, qui appartenaient à Sony. A leur tour, ils s’approprient cet univers meuble. Ils abandonnent alors le charme fantastique et animalier du roman pour une dystopie étrange et musculeuse, dans lequel Monkey, le héros bodybuildé, semble à vrai dire un peu perdu. Le jeu n’aura jamais de suite, mais les producteurs occidentaux n’abandonneront plus le personnage.

Wukong dans « League of Legends ». / RIOT GAMES

A l’heure de l’e-sport et de l’internationalisation des compétitions de jeu vidéo, le roi singe passe désormais pour un attendu de n’importe quelle production espérant s’implanter en Asie. Parmi leurs centaines de héros respectifs, souvent empruntés librement à des classiques de la culture fantastique, League of Legends, Paragon, Overwatch, Warframe, Smite ou encore Dota 2, autant de jeux occidentaux à l’implantation planétaire, ont ainsi chacun leur version ou leur costume de Sun Wukong. Indice d’un personnage présent depuis toujours, et amené à perdurer.