Thuli Madonsela avant sa dernière conférence de presse en tant que médiatrice de la République d’Afrique du Sud, à Pretoria, le 14 octobre 2016. / Siphiwe Sibeko/REUTERS

Si Jacob Zuma a été contraint de quitter en février la présidence de l’Afrique du Sud, ses rapports y ont grandement contribué, notamment le dernier, intitulé « Captation de l’Etat », qui explorait les liens entre le clan du chef de l’Etat et la richissime famille Gupta. Médiatrice de la République de 2009 à 2016, une fonction qui consiste à limiter les dérives du pouvoir, Thuli Madonsela a permis de situer le niveau de corruption au sein de l’administration Zuma.

Depuis la fin de son mandat, elle a participé au programme Advanced Leadership Initiative de Harvard – qui cible des dirigeants venus de différents horizons en vue de développer leurs compétences sociales –, avant de prendre la chaire de justice sociale que lui offrait l’université sud-africaine de Stellenbosch.

Extrêmement populaire en Afrique du Sud – elle affiche plus d’un million d’abonnés sur Twitter –, cette professeure de droit tente d’élaborer des garde-fous pour protéger son pays de la corruption. Son combat a été salué à l’étranger, notamment en 2014 par le prix de l’Intégrité décerné par l’ONG Transparency International.

Percevez-vous au sein des opinions africaines une prise de conscience des ravages de la prédation économique ?

Thuli Madonsela Oui, même si les gens ont toujours parlé de corruption, mais sans forcément faire le lien entre leur situation de pauvreté et la corruption. Celle-ci arrive de deux façons : soit les outils manquent pour lutter contre elle, soit les officiels font semblant de ne rien voir. Prenons l’exemple du massacre de Marikana, en août 2012. Après avoir vécu des années dans des conditions inhumaines, les travailleurs se sont mis en grève. Résultat : trente-six mineurs ont été tués par la police. Les médias en ont beaucoup parlé. Mais ils n’ont pas fait le lien avec la corruption qui avait permis à la compagnie britannique Lonmin de ne pas respecter ses engagements. Payer un pot-de-vin aux autorités coûte toujours moins cher que d’améliorer la situation des gens. Mais la colère grandit au sein de la population.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées lorsque vous étiez médiatrice de la République ?

Le plus dur était la politisation de mon travail. Après mon rapport sur les magouilles du chef de la police Bheki Cele [rapport ayant entraîné la suspension, en octobre 2011, puis le limogeage de ce dernier, qui a depuis été nommé ministre de la police par le nouveau président, Cyril Ramaphosa], j’ai commencé à subir des attaques personnelles émanant du gouvernement. C’était comme une mafia. Ils tentaient de m’incriminer en lançant des rumeurs sur moi. Trois rapports ont été commandés pour prouver que je travaillais pour une puissance étrangère. Heureusement, les gens chargés de les rédiger n’étaient pas très brillants [rires]. Chaque rapport me prêtait un employeur : je travaillais simultanément pour la CIA, le MI6 et le Mossad… Ils ont même été jusqu’à produire une fausse carte de la CIA avec ma photo, celle publiée sur le site du médiateur de la République. A cela s’ajoutaient les attaques de politiciens qui disaient que j’outrepassais mes fonctions.

On refusait de nous donner le budget nécessaire. Et ensuite, le président Zuma et ses acolytes jouaient à cache-cache, ils attendaient le dernier moment pour répondre à nos sollicitations, et tout à coup nous étions submergés. Heureusement, les médias, l’opposition et l’opinion publique étaient de notre côté. Grâce aux mots-clés #paybackthemoney [« rembourse l’argent »] puis #Zumamustgo [« Zuma doit partir »], la justice a dû agir.

M. Zuma ne reconnaît toujours pas les faits…

Oui, il nous accuse d’avoir menti. En ce qui concerne sa demeure privée [où des travaux d’aménagement avaient été financés par de l’argent public, que la Cour constitutionnelle a condamné Jacob Zuma à rembourser], ses alliés ont inventé des histoires abracadabrantes, comme le fait que sa piscine soit un équipement de lutte contre les incendies ! Mais une commission d’enquête a été mise en place. Il devra venir témoigner. Et s’il ment, il sera condamné pour parjure.

Votre rapport sur les liens entre la famille Gupta et Jacob Zuma a fait l’effet d’une bombe. Avez-vous reçu des menaces depuis ? Comment les choses ont-elles évolué ?

Les menaces n’arrêtaient pas. Je recevais quotidiennement des messages qui disaient : « On va te tuer, tes enfants aussi. On sait ce que tu fais et où tu habites. » Chaque jour, des voitures attendaient devant chez moi. J’avais des gardes du corps, mais la police refusait de venir. Ils ont essayé par tous les moyens de me faire renoncer. Finalement, les journalistes ont fait leur propre enquête et l’histoire a pris trop d’ampleur pour être étouffée. Nous avons gagné. A la démission de Zuma, les Gupta se sont enfuis à Dubaï. (…) Nous n’avons pas réussi à complètement démanteler leur réseau d’influence, mais ils sont diminués.

Pensez-vous que le nouveau gouvernement soit moins enclin à la corruption ? Comment éviter que l’histoire ne se répète ?

J’aime que vous disiez « moins » corrompu car je ne pense pas qu’il agira de manière aussi éhontée. Les années Zuma, c’est une décennie perdue. Cependant, certains des ministres actuels étaient membres de l’administration Zuma. Je crains qu’ils se soient habitués à vivre au-dessus de leurs moyens. C’est pour cela que le président Ramaphosa a promis des audits réguliers afin de contrôler leurs dépenses. Si cet engagement n’est pas respecté, nous saisirons la justice. La corruption est la conséquence de l’absence de vigilance et de contrôle. Nous devons absolument améliorer la transparence.

Craignez-vous que la corruption soit exploitée par certaines personnalités politiques ?

La corruption et la pauvreté ont permis à ceux que j’appelle les entrepreneurs de la politique de développer une forme de populisme. Certains corrompus utilisent la détresse des pauvres, ils cherchent des boucs émissaires, comme les étrangers et les Blancs. Zuma prétend qu’il a été démis de ses fonctions parce qu’il a proposé une expropriation des terres. Avec l’université de Stellenbosch, nous avons prévu de mettre en place un programme pour expliquer les règles de la démocratie. Cela permettra de mettre en lumière le bluff des populistes.

Vous avez créé la ThuMa Foundation, qui développe des programmes sociaux…

Malgré le changement de gouvernement, la corruption et les inégalités sont toujours présentes dans notre pays. Car les politiques étatiques ne sont pas adaptées. Nous allons collecter de l’argent pour soutenir certaines de nos initiatives. Lorsque les gens feront des achats, ils auront la possibilité de donner 5 rands [environ 0,30 euro] dans ce but. Nous utiliserons cet argent pour réduire l’extrême pauvreté. Notre objectif est de la faire disparaître d’ici à 2030.

Quelles autres initiatives comptez-vous mettre en œuvre pour améliorer la justice sociale ?

A travers les deux organisations avec lesquelles je travaille, la fondation et l’université, nous cherchons à utiliser des algorithmes pour aider les gouvernements à simuler les effets de leur politique sur les relations raciales, sociales, etc. Juste avant de quitter le pouvoir, Zuma a décidé de rendre l’université gratuite pour les petits revenus. Mais il n’a pas fait de calculs pour savoir d’où proviendrait l’argent. Le nouveau gouvernement s’est donc trouvé face à un dilemme : il ne pouvait pas revenir sur cette promesse, car il aurait fait face à une rébellion des étudiants, mais comment faire pour l’honorer ? Notre outil pourra permettre aux dirigeants de prédire l’impact de leur politique sur cinq ans, dix ans, grâce aux données que nous avons collectées. J’espère que cela évitera de commettre certaines erreurs ou de marginaliser une partie de la population.

Au sein de la ThuMa Foundation, nous avons également commencé à développer un cursus pour former les dirigeants de demain. Pour leur permettre de comprendre ce monstre qu’est la démocratie. Qu’ils réalisent que c’est un concept flexible et qu’elle devra être adaptée aux spécificités de notre continent.

Agir à travers votre fondation, c’est déjà faire de la politique, or vous vous étiez juré de ne jamais en faire…

Avant d’aller à Harvard, je disais « jamais ». Mais j’y ai découvert l’histoire de [Cincinnatus], ce Romain qui avait accepté [au Ve siècle avant J.-C.] de prendre le pouvoir alors que le bateau coulait. Donc maintenant, je dis qu’il ne faut jamais dire « jamais » [rires].