La première ministre britannique, Theresa May, lors d’une allocution suivant les négociations du sommet autrichien, le 21 septembre, au 10 Downing Street, à Londres. / JACK TAYLOR / Getty Images

Réunis jeudi lors d’un sommet en Autriche, les vingt-sept chefs d’Etat ou de gouvernement de l’UE ont unanimement rejeté le « plan Chequers », proposé par Londres pour sortir le Royaume-Uni de l’Union européenne. Theresa May espérait, avec ce compromis, ménager un accès au marché unique pour les produits britanniques. Avec ce revers, la première ministre apparaît fragilisée au sein du gouvernement mais aussi du Parti conservateur.

Manu : Quelles seraient les conséquences d’un « no deal » ?

Philippe Bernard : En cas de « no deal », les relations douanières entre le Royaume-Uni et le continent seront régies par les règles de l’Organisation mondiale du commerce. Autrement dit : retour des droits de douane ; files d’attente à Calais et à Rotterdam ; incertitude sur les liaisons transmanche et les liaisons aériennes ; rupture des chaînes d’approvisionnement des constructeurs automobiles britanniques (entre autres). Un scénario décrit comme catastrophique pour le Royaume-Uni mais aux graves conséquences également pour le continent, à commencer par la région des Hauts-de-France. Les Britanniques mettent en place des plans d’urgence pour assurer le maintien minimal de l’approvisionnement en vivres (largement importées du continent) et en médicaments.

« Je ne comprends pas » : Pourquoi parle-t-on de tournant par rapport au Brexit ?

Philippe Bernard : En refusant le « plan Chequers » de Theresa May, les Vingt-Sept ont percé l’abcès et mis un terme au temps des faux-semblants. Ce « plan » qui consistait à demeurer dans le marché unique pour les marchandises et à le quitter pour pouvoir « diverger » de l’Europe sur les services (le point fort de l’économie britannique) est incompatible avec l’intégrité du marché unique et la souveraineté des Vingt-Sept. Mme May ne l’a pas compris. Hier, elle s’attendait à des paroles encourageantes. Elle est tombée des nues.

MrGeg : Quelle est la probabilité que le gouvernement de Theresa May tombe et que Jeremy Corbyn gagne les élections qui en découleraient ?

Philippe Bernard : Le rejet du « plan Chequers » de Mme May affaiblit énormément sa position au gouvernement mais aussi au sein du Parti conservateur, dont le congrès aura lieu dans dix jours. Il renforce le camp des « hard brexiters », comme Boris Johnson, qui a démissionné du gouvernement précisément pour dénoncer le « plan Chequers », qu’il voit comme une reddition à l’UE. Mais il n’y aura de nouvelles élections que si l’accord final avec l’UE (attendu pour octobre ou novembre) est rejeté par le Parlement de Westminster. Cela est possible car le Labour votera très certainement contre, de même que certains députés conservateurs ultralibéraux. Tout dépend du contenu de l’accord final.

Gusgonka : Theresa May a-t-elle encore de la marge pour sortir du Brexit ?

Philippe Bernard : Mme May répète que son pays sortira de l’UE le 29 mars 2019 quoi qu’il arrive et qu’il n’est pas question d’organiser un second référendum. Seule une crise politique — possible — pourrait changer ce cours des choses. Etant donné que 70 % des électeurs conservateurs sont favorables au Brexit, en sortir est pour elle suicidaire.

Louise : Il semble que depuis deux ans, les questions d’ordre intérieur l’emportent sur les enjeux européens. Or c’est avec Bruxelles que les Britanniques doivent d’abord négocier. Comment expliquer cette analyse à courte vue ?

Philippe Bernard : Le cœur de la négociation se passe au sein du parti conservateur et n’est toujours pas soldé. Le conflit sur l’Europe au sein des Tories est ancien (Thatcher en a été victime). David Cameron pensait qu’il allait le solder définitivement en organisant un référendum qu’il gagnerait facilement. On connaît la suite. Cette obsession européenne en politique intérieure se double d’une incapacité très insulaire à écouter, et a fortiori à comprendre le point de vue des continentaux. C’est paradoxal car le marché unique, qui scelle aujourd’hui l’unité des Vingt-Sept, est une invention britannique.

Live : Comment imaginer une frontière « passoire » en Irlande du Nord alors que les Anglais ont quitté l’UE en grande partie à cause de l’immigration ?

Philippe Bernard : Ce que vous appelez frontière « passoire » est une réalité depuis vingt ans, liée aux accords du Vendredi Saint de 1998. C’est une composante essentielle du retour de la paix civile. Les postes frontières recréés entre les deux Irlandes seraient immédiatement des cibles d’attentat. La « frontière » qui pose désormais le plus grand problème est celle de la mer d’Irlande, autrement dit celle entre la Grande-Bretagne et l’île d’Irlande. Pour Londres, des contrôles sur cette frontière seraient inacceptables, car l’Irlande du Nord fait partie du Royaume-Uni. Pour les Vingt-Sept, l’Irlande est désormais une porte d’entrée dans le marché unique européen et il n’est pas question de la laisser ouverte. D’où l’idée de contrôles douaniers non pas entre les deux Irlandes mais au départ des ports britanniques.

Beleg : Peut-on imaginer que le DUP d’Irlande du Nord lâche finalement Theresa May même si cela entraîne de nouvelles élections ?

Philippe Bernard : Theresa May a besoin des dix députés du DUP [Democratic Unionist Party, Parti unioniste démocrate], pour conserver sa majorité. Si elle fait des concessions sur les contrôles douaniers entre la Grande-Bretagne et l’Irlande (ce qui semble inévitable si elle veut éviter le crash), alors il est possible que le DUP la lâche et que son gouvernement tombe.

En pause : Peut-on imaginer un référendum nord-irlandais et écossais pour sortir du R.-U. en cas de « no deal » ?

Philippe Bernard : Non, pas à ce stade. Ce qui est envisageable — et souhaité par une majorité de Britanniques, selon les sondages —, c’est un référendum au Royaume-Uni sur l’accord final sur le Brexit. Une hypothèse qui résulterait d’un rejet de l’accord final par le Parlement. Un référendum en Ecosse devrait être autorisé par Londres, et les indépendantistes écossais ne le réclament pas, car ils ne seraient pas certains de le gagner. Quant à un référendum sur la réunification de l’Irlande, il est possible en vertu des accords de paix de 1998. Mais les sondages indiquent que les partisans du statu quo l’emporteraient. Une accélération de la crise du Brexit pourrait cependant faire basculer l’opinion. En Irlande du Nord (qui a voté en majorité contre le Brexit), la réunification est le seul moyen de rester dans l’UE.

Lucien : Mettre en cause l’intégrité territoriale de la Grande-Bretagne en exigeant le maintien de l’Irlande du Nord dans le giron réglementaire de l’UE, n’est-ce pas mettre en cause l’intégrité territoriale de la Grande-Bretagne d’un point de vue juridique ?

Philippe Bernard : C’est une véritable question. C’est un peu comme si l’on voulait imposer des contrôles douaniers entre la Corse et le continent. Mais d’une part l’histoire de l’Irlande est très particulière et d’autre part, la préservation des frontières du marché unique européen est un impératif vital pour l’UE. On peut aussi rappeler que l’Irlande du Nord, bien que rattachée à la Grande-Bretagne, a une législation différente de cette dernière dans de nombreux domaines. A commencer par le droit à l’avortement, qui n’y est pas reconnu. Les dernières propositions de la Commission européenne tendent à faire effectuer les contrôles dans les ports de Grande-Bretagne par des agents britanniques. Si un compromis est trouvé, ce devrait être autour de cette idée.