La fonctionnalité « Temps d’écran » permet d’identifier les mauvaises habitudes. / NICOLAS SIX / QUENTIN HUGON / LE MONDE

Quatre heures et vingt-huit minutes : c’est le temps qu’il faut, depuis le centre de Paris, pour ralier le Puy-de-Dôme en voiture. C’est la durée approximative des deux premiers épisodes de Star Wars. C’est aussi ce qu’il faut en moyenne à un coureur pour terminer un marathon. C’est enfin le temps que j’ai passé sur mon iPhone le seul mardi 18 septembre, selon la fonctionnalité « Temps d’écran » proposée depuis peu par Apple. C’est beaucoup.

Mardi dernier, j’aurais donc eu le temps de me mettre au vert à 450 kilomètres de Paris ou revoir les meilleurs épisodes de la saga intergalactique. A la place, j’ai passé au moins deux heures sur les réseaux sociaux (Twitter essentiellement), reçu environ 350 notifications et autant de vibrations de mon téléphone, que j’ai pris en main et déverrouillé environ 150 fois. Il faut dire que je travaillais, et que je travaille beaucoup sur mon smartphone.

Je me savais être un utilisateur intensif, mais la brutalité des chiffres donne le tournis. Je ne suis pas le seul. De nombreux utilisateurs se posent des questions sur l’emprise des téléphones intelligents sur leurs vies. « J’ai récemment installé une application pour contrôler mon temps passé sur portable. Les premiers chiffres furent hallucinants : je passais presque 5 heures par jour, soit presque un tiers de mon temps éveillé. On ne s’en rend pas compte, mais on allume son portable parfois presque 100 fois par jour ! », s’étonne Hector en réponse à notre appel à témoignages.

L’idée que le temps passé sur un téléphone serait uniquement un temps « perdu » est contestable

Tant et si bien que Facebook, Apple, Google ou encore YouTube ont commencé à mettre en place des outils pour prendre la mesure du temps passé sur leurs services. Dans la Silicon Valley, on s’est mis en quête du « time well spent », du temps « bien dépensé ». Même le gouvernement français s’intéresse à cette « addiction » aux écrans.

Difficile pourtant de mettre les smartphones sur le même plan que le tabac, l’alcool ou d’autres drogues. L’idée, pourtant en vogue, que le temps passé sur un téléphone serait uniquement un temps « perdu » ou une opportunité gâchée, est contestable. Ai-je réellement perdu mon temps à lire ce reportage glaçant sur les fumeurs de crack à Paris ? A prendre des nouvelles de ce proche qui vit à l’autre bout du monde, avec ses photos et vidéos ? A trouver le restaurant dans lequel j’ai dîné (il était excellent) ? Il y a bien une chose que cette fonctionnalité de gestion du temps ne dit pas : ce que l’on fait réellement avec son téléphone, y compris quand ce sont des choses enrichissantes ou nécessaires.

45 jours par an sur mon téléphone

Mais revenons à mes mauvaises habitudes. A raison de trois heures par jour, je passerai cette année environ 1 100 heures, soit 45 jours consécutifs, sur mon téléphone. Il s’avère que je serais plus proche des quatre heures par jour. La fonctionnalité « Temps d’écran » apparu dans la nouvelle mouture d’iOS, le logiciel qui équipe les smartphones d’Apple, pourrait-elle aider à mieux rationaliser cette utilisation intensive ? Cette dernière enclenche un décompte dès que le téléphone est déverrouillé, et permet d’afficher le temps passé sur chaque famille d’application (réseaux sociaux, lecture, divertissement…) ainsi que sur chaque application individuellement.

A gauche, le temps passé sur mon téléphone. A droite, le nombre et la répartition des notifications reçues. / Capture d'écran

Il est aussi possible de se fixer des limites. J’ai donc choisi de m’astreindre à deux heures de réseaux sociaux par jour (Facebook, Instagram, Twitter, mais aussi des messageries instantanées comme WhatsApp). Au cours de ma semaine de test, j’ai généralement atteint ce quota en tout début de soirée. A partir de ce moment-là, les icônes des applications concernées deviennent grises. Lorsque je tente de les ouvrir, un petit sablier s’affiche et mon iPhone m’explique que j’ai « atteint [ma] limite ».

Il est aussi possible de désactiver l’essentiel des applications à partir d’une certaine heure. Dans mon cas, 22 heures : ce sont alors la quasi-totalité des applications, exception faite du navigateur Internet, des messages et du téléphone qui sont inutilisables. Enfin, façon de parler. Il suffit de cliquer sur « Ignorer la limite » pour accéder à l’application. C’est pourtant efficace. La fonctionnalité donne corps à ma mauvaise conscience. Cette étape supplémentaire pour regarder les dernières « stories » postées sur Instagram passé 22 heures a largement limité mon usage du téléphone en soirée, sans l’arrêter complètement.

Ce type d’avertissement ne fonctionne pas pour tous. Drifa, qui a elle aussi répondu à notre appel à témoignages, explique ainsi le fonctionnement de l’application qui lui permet de comptabiliser son temps d’écran : « Je reçois des notifications tous les quarts d’heure et au bout de 2 h 50 quotidiennes, un son hyper désagréable m’informe que j’ai dépassé la limite… Las, je les ignore superbement et je poursuis sur ma lancée… »

A gauche, l'écran qui s'affiche lorsque la limite de temps est atteinte. A droite, l'écran de mon téléphone à partir de 22 heures. / Capture d'écran

Identifier les mauvaises habitudes

Cette fonctionnalité « Temps d’écran » m’a cependant forcé à identifier les moments où mon attention est piratée par mon téléphone. Dégainer mon téléphone au moindre temps mort ou quand ma concentration flanche pour vérifier si j’ai un nouvel e-mail, une nouvelle mention sur Twitter, ou de nouveaux messages sur WhatsApp… Passer quinze ou vingt minutes à errer sur mon téléphone avant de me rendre compte que j’ai oublié la raison, pourtant bien précise, qui me l’avait fait sortir de ma poche.

Je ne suis pas le seul dans ce cas. « Je me suis aperçu que très souvent je sortais mon téléphone pour regarder l’heure et qu’au final, une fois déverrouillé, je commençais à regarder les infos ou aller sur les réseaux sociaux », nous explique Vianney, un autre internaute. Lorsque j’ai supprimé l’application Twitter, cet été, je me suis même surpris à cliquer sans réfléchir et par réflexe là où elle se trouvait auparavant.

Est-ce à cause des « dark patterns », ces techniques insidieuses imaginées par les développeurs d’application pour nous forcer à revenir et à réactualiser sans cesse et souvent en vain nos applications ? Peut-être. L’application d’Apple, pas plus que son équivalent sur Android, ne permet de le savoir. Mais elle incite quand même à faire la chasse au temps inutile, quand on se tourne vers son smartphone par automatisme, pour tuer l’ennui, pour dissiper un malaise ou se donner une contenance. Car c’est aussi ça qu’est devenu le téléphone : un paquet de clopes numérique qu’on dégaine pour avoir quelque chose à faire de ses mains, un palliatif à la torpeur ou à la gêne toujours à portée de doigts.