Le chirurgien Evan Atar Adaha dans le bloc chirurgical de l’hôpital de Bunj, au Soudan du Sud. / UNHCR/Will Swanson

Retirer un kyste, opérer une thyroïde, pratiquer une césarienne. Les jours « normaux », la vie d’Evan Atar Adaha ressemblerait presque à celle d’un chirurgien comme un autre. Si ce n’est que ce médecin sud-soudanais travaille dans une salle d’opération éclairée par une faible ampoule, à la merci de générateurs électriques capricieux, sans banque de sang et souvent sans machine d’anesthésie en état de marche et qu’il remplace par des injections de kétamine, faute de mieux.

Et puis il y a « les jours fous ». Ceux où débarquent, après des combats, cent personnes souffrant de blessures de guerre. Pour ces jours-là, le « Dr Atar », seul chirurgien de l’hôpital de Bunj, a sa méthode, éprouvée par des années de confit. « Je leur demande de faire la queue pour être soignés. S’ils peuvent se tenir debout, c’est qu’ils ne vont pas si mal. Il faut donc d’abord s’occuper des autres et commencer par ceux qui vont mourir dans les dix minutes », explique le médecin en touchant les petites lunettes qui lui pendent au cou.

Plus de 200 000 patients potentiels

L’hôpital du docteur Atar est situé à plus de 600 km de Juba, lointaine capitale d’un pays ravagé par la guerre civile depuis 2013. L’établissement est le seul encore ouvert dans tout le Nil-Supérieur, région de l’extrême nord très touchée par le conflit et qui accueille également de nombreux réfugiés soudanais. Installé dans la petite ville de Bunj, près de la frontière entre les deux pays, il a potentiellement la charge de plus de 200 000 patients – à 71 % des réfugiés – qui font parfois plusieurs heures de marche pour se rendre à l’hôpital. Face à l’afflux, il arrive que les lits soient occupés par plusieurs patients. « Nous prenons tout le monde, explique le médecin, de passage à Nairobi. C’est un challenge immense, mais ces gens ne peuvent compter que sur cet hôpital. Leur dire : “Désolé, nous ne pouvons pas vous soigner, c’est comme leur dire “Rentrez mourir chez vous”. »

L’hôpital de Bunj, au Soudan du Sud. / UNHCR/Will Swanson

C’est à cet homme de 52 ans, toujours calme et élégant dans sa chemise bleue rayée, que le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies (HCR) vient de décerner pour « son aide extraordinaire », mardi 25 septembre, le prix Nansen, qui soutient chaque année le travail des « héros » ayant œuvré en faveur des personnes réfugiées ou déplacées. « C’est un homme très humble, qui vit dans une tente alors qu’il pourrait avoir une vie luxueuse. Et qui, lorsque tous les autres évacuent la région, reste pour prendre soin des patients », loue Eujin Buyn, porte-parole du HCR à Juba, qui le connaît bien.

Le prix, assorti d’une enveloppe de 150 000 dollars, lui sera remis lors d’une cérémonie le 1er octobre, à Genève, en présence d’un parterre d’officiels et de l’actrice australienne Cate Blanchett. « Je ne connaissais pas l’existence de ce prix avant que le HCR ne m’honore », reconnaît le chirurgien. Tout cela, dit-il, lui est arrivé « par accident ».

Maître de « l’improvisation »

A la mort de son père, éleveur dans un village du sud du pays, Evan Atar Adaha aurait dû être voué, dès ses 7 ans, à prendre en charge sa famille. Mais un fait divers est venu bouleverser cette destinée. Un voisin, analphabète, est accusé d’un crime. Incapable de se défendre, il est emprisonné. « Ma mère m’a dit : tu sauras lire et écrire, ensuite tu reviendras ! Et elle m’a envoyé étudier à Juba. » Après plusieurs bourses, il ira poursuivre des études secondaires à Khartoum, puis intégrera l’université de médecine du Caire. Il commence à pratiquer la chirurgie en Egypte avant d’accepter, en 1997, un projet humanitaire à Kurmuk, au Soudan, en proie à la guerre civile. Isolé, manquant de médicaments, il devient un maître de « l’improvisation » : appliquer des herbes sur des blessures pour arrêter les hémorragies, recoudre une plaie avec du fil de pêche, réaliser une trachéotomie avec n’importe quelle tige végétale creuse.

En 2011, les combats se rapprochent de Kurmuk. Il n’y a plus rien à manger. Le docteur décide alors de partir, embarque quelques patients et tout ce qu’il peut d’équipements « dans quatre voitures et un tracteur ». Direction le Soudan du Sud, qui vient alors de déclarer son indépendance du Soudan, et connaît une paix relative. Le trajet, moins d’une centaine de kilomètres, prendra un mois. Le convoi s’arrête à Bunj, l’une des premières villes après la frontière et qui compte un centre de santé abandonné. « Nous sommes arrivés le 22 novembre 2011, se souvient Dr Atar. Le 23, nous avons installé des tables, j’ai commencé les opérations. »

Le docteur Evan Atar Adaha avec nouveau-né dans son hôpital de Bunj, au Soudan du Sud. / UNHCR/Will Swanson

Depuis, il ne s’arrête que trois fois par an pour aller rendre visite à sa femme et à ses quatre enfants, qui vivent à Nairobi. L’hôpital, lui, s’est développé. Une cinquantaine de personnes, dont quatre docteurs, y travaillent. Grâce à des fonds de l’ONG Samaritan’s Purse et du HCR, deux salles d’opération ont été installées, un espace pour les malades de la tuberculose a été construit et l’infatigable chirurgien reçoit un salaire. Mais beaucoup d’équipements manquent encore pour faire face à l’afflux de patients. Avec l’argent du prix, le Dr Atar, qui n’envisage pas de quitter Bunj, compte obtenir une machine d’anesthésie, aménager une maternité et acheter enfin de grandes lampes halogènes pour éliminer les ombres dans sa salle d’opération.