Un combattant de la Mobilisation populaire, une force composée de milices et de volontaires chiites, en août 2017 près de Tall Afar. / AHMAD AL-RUBAYE / AFP

La femme d’Aziz (le prénom a été modifié) est sans nouvelles de son mari, un ouvrier irakien de 32 ans, depuis que cinq hommes armés, masqués et vêtus d’uniformes noirs frappés du logo de la milice chiite Kataeb Hezbollah, l’ont arrêté, avec son père Sabah, âgé de 70 ans, à leur domicile de Touz Khormatou, le 23 octobre 2015. La veille, une voiture piégée avait explosé devant une mosquée chiite de cette ville du nord-est de l’Irak, faisant cinq morts et quarante blessés. « Je suis allée à la police locale, au tribunal et au bureau des renseignements, mais ils m’ont tous répondu qu’ils n’avaient aucune information, a confié l’épouse d’Aziz à Human Rights Watch (HRW). J’ai peur que ni mon mari ni mon beau-père ne reviennent jamais. »

Comme Aziz et Sabah, des dizaines d’hommes et de garçons, pour la plupart arabes sunnites, ont été victimes de disparitions forcées depuis le début de la guerre contre l’organisation Etat islamique (EI) en 2014, après avoir été arrêtés par l’armée et les forces de sécurité irakiennes. Dans son nouveau rapport « “La vie sans père n’a plus aucun sens” : Arrestations arbitraires et disparitions forcées en Irak de 2014 à 2017 », publié mercredi 27 septembre, Human Rights Watch (HRW) a identifié 78 nouveaux cas de disparitions forcées entre avril 2014 et octobre 2017, concernant 74 hommes et quatre garçons, dont le plus jeune a 9 ans.

« Les disparitions forcées sont un phénomène courant en Irak. Une disparition forcée, c’est quand les forces étatiques détiennent quelqu’un et que les autorités ne fournissent aucune information à la famille sur pourquoi et où la personne est détenue. C’est un crime très grave au regard du droit international », témoigne dans une vidéo Belkis Wille, responsable de l’Irak à HRW. « Ce que nous avons vu pendant la bataille contre l’EI est un réel pic de leur nombre alors que les forces de sécurité utilisent le prétexte d’opérations antiterroristes pour cibler les familles arabes sunnites et détenir des hommes arabes sunnites souvent dans des zones qui ont été à un moment sous le contrôle de l’EI », précise-t-elle.

Arrestations sans mandat

Les disparitions forcées documentées par HRW ont été commises par différents corps des forces de sécurité irakiennes. Dans 36 cas, ces actes ont été perpétrés par des groupes armés faisant partie des unités de la Mobilisation populaire, une force composée en majorité de milices et de volontaires chiites qui ont été mobilisés dès juin 2014 pour appuyer les forces armées dans la guerre contre l’EI. Depuis fin 2016, cette force a été institutionnalisée et placée sous l’autorité du premier ministre. Les 42 autres cas sont attribués aux forces antiterroristes (CTS), aux services de surêté nationale (NSS), à l’unité d’élite de la police (SWAT) et aux forces de sécurité kurdes, peshmergas et Asayiches.

Trente-quatre de ces personnes ont disparu après avoir été arrêtées à des points de contrôle, tandis que 37 ont été arrêtées à leur domicile. Ces arrestations ont été menées sans mandat de perquisition ou d’arrestation, selon les familles et les témoins. Dans trois cas, les membres de la famille ont indiqué que les agents ont utilisé une force excessive, qui a conduit dans un cas à la mort d’un proche de la personne appréhendée. Les autorités irakiennes n’ont fourni aucune information sur le sort des disparus aux 38 familles qui les ont sollicitées. Les autres familles n’ont entrepris aucune démarche de crainte de mettre leurs proches en danger, indique HRW.

Le pays comptant le plus de disparus au monde

« Les disparitions forcées décrites dans le rapport ne représentent qu’une partie d’un phénomène beaucoup plus large, récurrent en Irak jusqu’à aujourd’hui », déplore HRW. La Commission internationale pour les personnes disparues, qui travaille en partenariat avec l’Etat irakien pour aider à retrouver et à identifier les disparus, estime que le nombre de personnes disparues en Irak au cours des dernières décennies se situe entre 250 000 et un million de personnes. En 2009, le Comité international de la Croix-Rouge estimait déjà que l’Irak était le pays comptant le plus de disparus au monde, en conséquence notamment de la guerre Iran-Irak (1980-1988), de la guerre du Golfe en 1991 et de l’invasion américaine de 2003.

Depuis le début de la guerre contre l’organisation Etat islamique, HRW a documenté de nombreux cas de disparitions forcées. Lors des opérations pour reprendre Fallouja de mai à juin 2016, 643 hommes ont disparu à Saklaouiya et 70 à Karma. Dans un rapport de décembre 2017, l’organisation a par ailleurs documenté la détention par les autorités d’au moins 7 374 individus à Mossoul sur des accusations d’appartenance à l’EI, dont la plupart n’ont pas été notifiées aux familles.