Dans le hall du Prestige Plaza, l’un des cinq cinémas au Kenya à diffuser le film « Rafiki » de Wanuri Kahiu, dont la censure a été levée entre le 23 et le 29 septembre 2018. / SIMON MAINA / AFP

Les bandes-annonces de superproductions américaines se succèdent. Puis, au bout d’une vingtaine de minutes, un avertissement du Comité kényan de classification des films (KFCB) rappelle que le long-métrage qui va être projeté est réservé aux plus de 18 ans en raison de « scènes potentiellement choquantes ». Les huées qui s’ensuivent en disent long sur l’état d’esprit du public. Enfin commence le générique de Rafiki, salué par un tonnerre d’applaudissements. Tous les jeunes gens présents ont dû prouver leur âge avant de s’installer dans les confortables sièges du Prestige Plaza, l’un des cinq cinémas au Kenya à diffuser le film de Wanuri Kahiu.

« Nous sommes là pour soutenir le film. Il fallait absolument venir le voir parce que c’est un long-métrage kényan et qu’il n’y en a pas souvent dans les cinémas ici », expliquait quelques minutes auparavant Lenana Kariba, un acteur de 30 ans au look soigné. « C’était tellement frustrant qu’il soit visible à l’extérieur du pays et pas ici », renchérit son amie Joyce Maina, 27 ans, tee-shirt blanc, jean slim et lunettes à reflets.

Chronique d’une génération

Les deux jeunes gens sont à l’image de ceux qui se pressent cette semaine au Prestige Plaza, un cinéma coincé entre des quartiers aisés de la capitale et le bidonville de Kibera. La plupart des dix-sept séances prévues affichent complet. Un paquet de pop-corn ou un café frappé à la main, les spectateurs qui entrent dans la salle rappellent les personnages de Rafiki (« ami » en swahili). Au-delà d’une histoire d’amour entre deux jeunes filles, le film fait la chronique de cette génération de la classe moyenne qui a grandi, un smartphone à la main, dans une métropole où se côtoient en permanence modernité et pauvreté.

« Autour de moi, il y a énormément de spéculation sur ce film. On en parle beaucoup sur Instagram, trépigne Jane June, 23 ans, diplômée en marketing. Ce n’est pas que j’encourage le lesbianisme mais je garde l’esprit ouvert. Nous sommes des adultes, nous pouvons faire la part des choses. Mais le Kenya a encore un long chemin à faire à ce sujet. »

En avril, quelques semaines après l’annonce de sa sélection au Festival de Cannes, Rafiki s’était vu refuser l’autorisation d’être projeté dans les cinémas de son pays. Le KFCB, organisme gouvernemental, lui reprochait « son but évident de promouvoir le lesbianisme au Kenya, ce qui est illégal et heurte la culture et les valeurs morales du peuple ».

Le pays est très conservateur au sujet de l’homosexualité, qui reste un crime en vertu de lois héritées de l’époque coloniale. Mais c’est en s’appuyant sur la Constitution, qui garantit les libertés fondamentales, que la réalisatrice Wanuri Kahiu a saisi la justice. Le tribunal a décidé d’autoriser temporairement la diffusion du film entre le 23 et le 29 septembre. Les dates comme la durée de cette levée d’interdiction n’ont rien d’anodin : être projeté durant sept jours dans son pays d’origine avant le 30 septembre 2018 permet à Rafiki de présenter sa candidature aux Oscars dans la catégorie Meilleur film en langue étrangère.

« Rafiki » : Wanuri Kahiu, la réalisatrice qui défie la bien-pensance au Kenya
Durée : 02:41

Le tribunal, a dit la juge Wilfrida Okwany, « ne doit pas déterminer si l’homosexualité est bonne ou mauvaise, si elle est morale ou immorale, mais bien si un artiste ou un réalisateur a le droit, en exerçant son droit à la liberté d’expression et à la créativité artistique, de réaliser un film au thème homosexuel ». Le KFCB n’a eu d’autre choix que d’en prendre acte.

« Vivre cachés »

Dans le film, Kena et Ziki vivent une histoire d’amour défendue, cachée, le plus souvent sous-entendue par une caméra très pudique. Lorsque leur relation est découverte, les deux jeunes filles sont lynchées par de vieilles connaissances de leur quartier.

Après la séance, Lenana et Joyce sont conquis par le scénario, mais aussi par ce que le long-métrage montre de leur société. « Nous savons qu’il y a de l’homophobie dans ce pays, mais avec ce film tout le monde peut le voir. » Susan Timon, rencontrée avant la projection, adhère pleinement. Et pour cause. « C’était littéralement ma vie projetée à l’écran, confie-t-elle, plusieurs heures après, par téléphone, évoquant pour la première fois son homosexualité. J’ai été ostracisée, frappée. Un jour, devant des toilettes publiques, j’ai été presque entièrement déshabillée. J’étais entrée chez les femmes et, comme je suis androgyne, ils ont voulu vérifier que j’en étais bien une. »

Comme tous les jeunes venus voir le film, elle déplore que les homosexuels doivent « vivre cachés » au Kenya. La communauté LGBT n’a d’ailleurs pas organisé d’événement public à l’occasion de la diffusion du film. En revanche, l’association NGLHRC (Commission pour les droits humains des gays et lesbiennes) a organisé à destination des membres de la communauté des séances gratuites – pour tous ceux qui n’ont pas les moyens de payer un billet de cinéma (550 shillings, soit 4,65 euros) – et, surtout, privées. Le lieu de projection est tenu secret.

Cannes 2018 : les dessous de la scène du premier rendez-vous dans « Rafiki », de Wanuri Kahiu
Durée : 02:54