Julian Alaphilippe, le 5 juillet, à La Roche-sur-Yon. / PHILIPPE LOPEZ / AFP

Les grimpeurs ont coché la date depuis un moment. L’occasion est trop belle, trop rare pour eux. Le malheureux Alberto Contador l’a attendue en vain en quatorze ans de carrière. Depuis la fin des années 1990, les parcours du championnat du monde de cyclisme sur route servent surtout puncheurs et sprinteurs. Dimanche 30 septembre à Innsbruck (Autriche), le menu donnera dans le pentu et le brutal. Un dénivelé total de 4 670 m, un premier col de 3 km avec une pente moyenne à 10 % pour la mise en bouche, un autre digne d’un 2e catégorie sur le Tour de France à avaler sept fois et une montée finale de 2,8 km à 11,5 %, située à 7 km de l’arrivée : les organisateurs ont exploité au maximum le relief local pour ce parcours de 252,9 km.

Alléchés par ce menu tyrolien, Thibaut Pinot et Romain Bardet se sont très tôt portés candidats pour endosser le rôle de leader protégé de l’équipe de France. Mais un troisième homme a déboulé tel un chien dans un jeu de quilles et bouleversé les plans de Cyrille Guimard. « Je n’aime pas le terme de “leader”, mais Alaphilippe sera par obligation le fil conducteur de l’équipe », laisse entendre le sélectionneur.

Peut-il en être autrement ? A défaut d’être un grimpeur né, Julian Alaphilippe a démontré lors du dernier Tour de France qu’il digérait bien les cols (maillot à pois de meilleur grimpeur, deux étapes remportées en montagne) et sans perdre pour autant son explosivité.

Médaillé de bronze en 1999 à Vérone (Italie), Jean-Cyril Robin vote sans hésitation pour le coureur de Quick-Step. « Même sur des circuits présentés pour des grimpeurs, ce sont des puncheurs qui tirent le plus souvent leur épingle du jeu, car, même si elles se répètent, les montées n’ont rien à voir avec des longs cols. » Romain Bardet a admis cet état de fait dans un entretien pour « Stade 2 » : « Julian est le favori sur ce type de parcours. »

« Je suis peut-être chauvin, mais, pour moi, Alaphilippe est le plus fort en ce moment », assure Charly Mottet, sélectionneur en 1997 lors du titre de Laurent Brochard, le dernier pour un Français. En poste entre 2004 et 2008, Frédéric Moncassin taille aussi un costume de favori au garçon de 26 ans. « Alaphilippe a tout pour lui en ce moment : forme, confiance, sens de la course. »

Trahisons et coups tordus

Difficile alors de ne pas se rallier au panache blanc du cycliste aux 12 victoires cette année et qui sort d’un triptyque gagnant sur la Clasica San Sebastian, le Tour de Grande-Bretagne et celui de Slovaquie. Le plan de course serait déjà entendu : amener Alaphilippe bien au chaud au pied de la dernière difficulté avant de laisser son punch et ses talents de descendeur parler pour décrocher le maillot arc-en-ciel.

Sauf qu’un championnat du monde se gagne autant avec la tête qu’à la force des mollets. Et mieux vaut disposer d’un plan B. Voire d’un plan C. « C’est une course passionnante et imprévisible, explique Charly Mottet, médaillé d’argent en 1986. Il y a cette notion d’équipe nationale, la tactique et la cohésion d’équipe entrent en compte aussi. »

Avec son trio Alaphilippe-Bardet-Pinot et un Tony Gallopin en joker après son excellent Tour d’Espagne, l’équipe de France dispose de plusieurs cartes. « Encore faut-il savoir les jouer au bon moment, prévient Jean-François Bernard, 10e en 1992. Dans le dernier tour, si on se retrouve avec trois Français, il faudra que deux d’entre eux se sacrifient. Mais les choses doivent être claires et dites dans le discours avant la course. »

Voilà pour la théorie, dans la pratique les stratégies peuvent être sacrifiées sur l’autel des ambitions individuelles. L’histoire des championnats du monde s’est aussi écrite avec le sang des trahisons et des coups tordus entre coéquipiers.

A Florence, en 2013, Alejandro Valverde et Joaquim Rodriguez avaient offert une version espagnole de Petits meurtres entre amis pour offrir sur un plateau le titre au Portugais Rui Costa. En 1963, le modeste Belge Benoni Beheyt avait « trahi » son leader, Rik Van Looy, qui, rancunier, usa de son influence pour punir l’impudent pendant la suite de sa carrière.

La France n’échappe pas à ces bisbilles. En 1989, à Chambéry, Laurent Fignon oublie qu’il porte la même tunique bleue que Thierry Claveyrolat et condamne l’échappée de l’Isérois dans les derniers kilomètres.

1989 Road World Championships - Championnats du monde de cyclisme - Chambéry, FRANCE (subtitled)
Durée : 09:47

Bardet et Pinot pour aller dans les échappées

Charly Mottet veut croire que les protégés de Cyrille Guimard ne vont pas se courir les uns sur les autres. « Il s’agit d’une question d’honnêteté intellectuelle. Il faut que tout le monde accepte et respecte son rôle. Les Français sont des bons mecs qui se connaissent et se respectent. »

Jean-Cyril Robin nuance et exhume l’épisode de Mende sur le Tour 2015 : « Pinot et Bardet se sont enterrés ce jour-là pour laisser l’étape à Cummings. Ils sont de la même génération et sont rivaux depuis les Espoirs. »

Si un Julian Alaphilippe peut attendre les derniers kilomètres avant de sortir de boîte ou même l’emporter dans un sprint en petit comité, les deux grimpeurs pourraient avoir pour mission d’anticiper. « Ce n’est pas impossible que la bonne échappée parte de loin, avance Mottet. Et il faudra que Bardet ou Pinot soit présent. »

Romain Bardet et Thibaut Pinot, lors de la 10e étape du Tour de France 2018 entre Périgueux et Bergerac. / JEFF PACHOUD / AFP

Dans ce cas de figure, la présence de l’épouvantail Alaphilippe à l’arrière sera un avantage. Frédéric Moncassin imagine le scénario : « Ils pourront dire “moi, je ne roule pas j’ai Alaphilippe derrière” et ils pourront faire de la patinette jusqu’à l’arrivée pour économiser leurs forces. »

Jean-Cyril Robin pousse plus loin la démonstration tactique. « Il n’y a jamais de gros écarts dans un mondial, Alaphilippe peut sortir seul ou avec un coureur pour revenir sur l’échappée où se trouvera déjà un ou deux Français pour se retrouver en surnombre. »

Alaphilippe, le Jalabert de 1997 ?

Un puncheur protégé, deux grimpeurs en liberté, cinq équipiers et pas mal de possibilités… Adepte d’un cyclisme sur tableau noir, Cyrille Guimard devrait se régaler. « Avec les atouts qu’il a, j’ai chambré Cyrille en lui disant que s’il ne gagnait pas cette année, il pouvait rendre son tablier », dit Jean-François Bernard amusé.

Lors des deux dernières victoires françaises, le poids de l’équipe avait fait la différence. En 1997, Laurent Brochard avait profité du marquage de Laurent Jalabert, grand favori sur le circuit de San Sebastian. « La veille, j’avais dit à Brochard qu’il pouvait être champion du monde, témoigne Charly Mottet, que Jalabert serait marqué, mais qu’il devait d’abord faire son travail d’équipier. »

Championnat du Monde cyclisme 1997 route Brochard
Durée : 07:13

Trois ans plus tôt à Agrigente, Richard Virenque avait eu la naïveté d’annoncer son attaque à venir à Luc Leblanc qui lui avait grillé la politesse pour triompher en Sicile. « On court peut-être en équipe, mais il n’y a qu’un maillot et celui qui l’a porté pendant un an, c’était Leblanc », rappelle Jean-François Bernard.

Pour évoluer chez Quick-Step (et ses 69 victoires en 2018), Julian Alaphilippe sait qu’on peut gagner ou faire gagner un coéquipier grâce à la force du nombre. Et si c’était la chance de ses coéquipiers grimpeurs, Thibaut Pinot et Romain Bardet, dimanche dans le Tyrol ?