Jean-Michel Basquiat, sans titre, 1982. / COLLECTION YUSAKU MAEZAWA, CHIBA, JAPON / PHOTOGRAPH COURTESY OF SOTHEBY'S INC. 2018

Suzanne Pagé, directrice artistique de la fondation Louis Vuitton, et Jean-Paul Claverie, conseiller de Bernard Arnault pour le mécénat, expliquent les curieuses noces de Schiele et de Basquiat qu’ils ont orchestrées.

Pourquoi juxtaposer Schiele et Basquiat ?

Suzanne Pagé Nous avons une mission propédeutique : nous essayons de mettre l’art contemporain en perspective avec l’histoire. Bernard Arnault voulait une exposition Jean-Michel Basquiat, j’ai proposé d’y adjoindre une exposition Egon Schiele. Ils partageaient quelque chose de l’ordre de la fulgurance, ils ont tous deux une formation académique, mais très brève. Ils ont tous deux un mentor, Klimt pour Schiele, Warhol pour Basquiat. Et surtout, ils se sont donné un but, et même une mission. L’un se voyait comme un prophète, l’autre comme un héraut de la cause des artistes noirs.

Jean-Paul Claverie Basquiat donne une dignité à toute une population, d’abord par son combat en faveur des artistes noirs, qui n’existaient pas ou très peu dans les musées avant lui, mais aussi à tous ceux dont l’atelier est la rue. Je ne sais pas si Basquiat était un militant politique au sens classique du terme, mais son travail l’est. Ce que je trouve fascinant, c’est qu’ils sont tous les deux morts jeunes, à 28 ans, et qu’ils sont devenus tous les deux, en l’espace de quelques années, sinon des légendes, du moins déterminants, essentiels dans l’histoire de l’art du XXe siècle.

« Anthony Clarke » (1985), de Jean-Michel  Basquiat. / ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT / LICENSED BY ARTESTAR, NEW YORK

S. P. Ils ont tout deux un rapport très précoce, et très obsessionnel, au dessin, avec une virtuosité exceptionnelle. Je sens aussi chez les deux artistes une profonde détresse, qu’ils affrontent. Schiele était très influencé par le mime. Il avait des amis qui étaient mimes et certains de ses dessins extravagants viennent des postures qu’ils étaient capables d’adopter. Les danseuses aussi : il a représenté Moa, qu’il fréquentait. Pour Basquiat, l’une des sources est la musique, le jazz et le hip-hop surtout. Le sampling qu’il a pratiqué dans sa peinture vient en grande partie de là. Les deux ont également un rapport aux mots, à la poésie. Schiele a écrit, ­Basquiat aussi – surtout sur les murs – les poèmes qu’il signait « Samo ».

C’étaient deux mauvais garçons : Schiele a été soupçonné de pédophilie, Basquiat est mort d’une overdose. N’est-ce pas une image gênante pour un groupe comme le vôtre ?

J. P. C. Les artistes qui restent et qui marquent sont dans une forme de rupture. Van Gogh n’était pas quelqu’un de si tranquille que ça, sans parler du Caravage et de beaucoup d’autres. Ce qui caractérise la période moderne, c’est l’affirmation de la liberté des artistes. Oui, c’étaient des gens qui vivaient dangereusement. Schiele a eu quelques problèmes avec la justice, mais il a été blanchi. C’est arrivé à d’autres.

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S. P. Schiele a surtout heurté ses concitoyens par ses œuvres, notamment ses dessins, qui sont corrosifs. Il a un regard, y compris sur lui-même dans ses autoportraits, sans complaisance. N’oublions pas qu’il est contemporain et concitoyen de Sigmund Freud, que le monde entier pressent que l’on s’achemine vers une guerre. Or, qu’est-ce qu’un humain ? Un corps, un sexe qui le détermine pas mal, et la mort au bout. Et contrairement à ce que l’on imagine, je ne trouve pas ces œuvres choquantes. Je crois même qu’on peut les montrer aux enfants : c’est pour les parents que c’est plus difficile !

Egon Schiele, « Autoportrait debout avec un gilet au motif paon », 1911. / Collection Ernst Ploil, Vienne

Bernard Arnault, président de la Fondation Vuitton, vivait à New York dans les années 1980. A-t-il croisé Basquiat ?

J. P. C. Non, mais il a vu ses tableaux. Et il a une faculté très fraîche à s’étonner et à s’émerveiller. La nouveauté, la créativité, l’énergie de Basquiat l’ont captivé. Bernard Arnault s’est mobilisé comme jamais afin que cette exposition se fasse, en écrivant personnellement pour solliciter les prêts auprès des uns et des autres. Il s’est vraiment engagé, même si, ou peut-être parce que Basquiat était un « bad boy » ! Tous les collectionneurs ­privés se sont enthousiasmés pour notre projet d’exposition. Peter Brandt, qui va ouvrir une fondation à New York avec ses tableaux de Basquiat, et il en a beaucoup, a accepté d’en décaler l’inauguration pour pouvoir nous les prêter. Valentino prête trois tableaux pour la première fois, et pour cause : il a fallu démonter deux ­fenêtres de son appartement de New York, qui est situé assez haut dans le building – aux alentours du vingtième étage je crois –, pour les en sortir.

« Gold Griot » (1984), de Jean-Michel Basquiat. / ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT / LICENSED BY ARTESTAR, NEW YORK / ZINDMAN / FREMONT

Vous avez fait essentiellement appel à des collectionneurs privés, près d’une centaine, pour les deux artistes. Pourquoi ?

S. P. Le souci venait de ce que les musées autrichiens ont choisi 2018 comme une année dédiée à Schiele – centenaire de sa mort oblige –, et qu’ils ne pouvaient se défaire de leurs tableaux. Heureusement, le commissaire des expositions, Dieter Buchhart, est non seulement l’un des meilleurs spécialistes de Basquiat, mais il est aussi autrichien et connaît tout le monde : nous avons obtenu énormément de prêts de collections privées, ce qui fait qu’on a là Schiele comme on l’a rarement vu.

Portrait d’Eduard Kosmack, 1910. / COURTESY GALERIE ST. ETIENNE, NEW YORK

Ces article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation Louis Vuitton.