« Autoportrait » (1984), par Jean-Michel Basquiat, acrylique et crayon gras sur papier marouflé sur toile, collection Yoav Harlap. / ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT / LICENSED BY ARTESTAR, NEW YORK

Dix ans, 1 000 toiles, 2 000 dessins… ­En une décennie, Jean-Michel Basquiat a bouleversé la peinture contemporaine. Une comète venue de nulle part ? Plutôt le fruit d’une époque, et d’une immense culture. Jean, comme on l’appelait simplement, est né en 1960 d’un père haïtien et d’une mère d’origine portoricaine, dans la petite bourgeoisie de Brooklyn.

Il grandit auprès des artistes de la rue, mais aussi des grands noms de la peinture. Du MoMA au Metropolitan en passant par le Brooklyn Museum, il écume les musées, encouragé par une mère fière de ce gamin « si éveillé, si intelligent, un esprit absolument extraordinaire… Il a dessiné et peint toute sa vie dès l’âge de 3 ou 4 ans », se souvenait-elle.

Samo, pour « same old shit »

Alors qu’il se retrouve à l’hôpital, à 7 ans, autre révélation : on lui ­offre le Gray’s Anatomy, manuel de référence des étudiants en médecine. Le corps humain n’aura plus de secrets pour lui, et nombre de ses silhouettes squelettiques se souviennent du choc de ces premières images. A 17 ans, il ren­contre Al Diaz, graffeur du Lower East Side. C’est sa première collaboration artistique. Il signe alors « Samo », pour « same old shit » (« toujours la même merde »), et couvre les portes du bas Manhattan de ses interjections enragées.

Lire aussi dans « M » : Basquiat avant Basquiat

Il vivote, vend tee-shirts et cartes postales peintes à la main. Jusqu’à ce jour de 1979 où il clame soudain sur un mur : « Samo is dead ». Jean-Michel est né. La peinture le submerge. Très vite, il rencontre les stars du moment : Julian Schnabel, David Salle, Keith Haring, tous portés par un même amour pour lespoèmes de la Beat generation. Première exposition, dans un immeuble abandonné de la 42e Rue. Autour de ses toiles balbutiantes, les œuvres de David Hammons, Jenny Holzer ou Kiki Smith. Mais c’est lui qui capte toute l’attention.

Une amitié volcanique avec Andy Warhol

Sa renommée explose grâce à l’exposition « New York/New Wave », au P.S. 1, le temple de l’art contemporain, en 1981. La galeriste new-yorkaise Annina Nosei l’installe (l’enferme ?) illico dans son sous-sol, le marchand zurichois Bruno Bischofberger fait vriller son destin en lui présentant Andy Warhol : amitié volcanique et création à quatre mains.

Sapé comme un prince, généreux de cet argent qui lui brûle les doigts, Basquiat illumine désormais les nuits du Mudd Club et du CBGB. « Enfant radieux », comme le décrit son premier exégète, Rene Ricard. Il n’a pas 21 ans quand le marchand d’art Larry Gagosian lui offre une exposition à Los Angeles et qu’il participe à la Documenta 7 de Kassel. Bible, géants du jazz, rythmique du hip-hop, chaos de Pablo Picasso, magie des masques africains, vignettes de BD, ce môme digère tout dans ses toiles convulsives.

Il accommode les griffures de Cy Twombly à des tonalités fauves, mêle Henri Matisse à Jean Dubuffet, donne un coup de neuf aux combine paintings de ­Robert Rauschenberg, qui lui ont appris à digérer dans la toile toutes sortes de matières et d’objets. Héritier des cut-up (ou collages) de John Dos Passos et William Burroughs, il se nourrit du deejaying, art vocal naissant, comme du punk.

« Il ­absorbe tout, mixant l’apprentissage de la rue à un ­répertoire d’images, de héros et de symboles issus des cultures les plus ­diverses. »

Il faut mettre fin « à la fable du supposé autodidacte sauvage, ­réclame Suzanne Pagé, directrice de la Fondation Vuitton. L’artiste ­absorbe tout, tel un buvard, mixant l’apprentissage de la rue à un ­répertoire d’images, de héros et de symboles issus des cultures les plus ­diverses ».

Et Francesco Pellizzi, ­anthropologue et historien de l’art, de prolonger, dans le catalogue de la fondation : « Basquiat a ma­nifesté des ­dis­positions ahurissantes pour l’appropriation de “suggestions” et d’“influences”, proches ou lointaines, d’où qu’elles viennent, toujours avec le désir et la faculté “alchimiques”, dès le début, de transformer ces sources d’inspiration en un langage pictural qui fut le sien – à la fois en dépit et en raison du fait que ce langage prenait racine dans une pratique du graffiti qui était, qui est encore, à certains égards, collective. »

Des toiles envahies de mots

A partir de 1982, les expositions se multiplient, chez le galeriste Ernst Beyeler à Bâle, au Whitney Museum de New York. D’Edimbourg à Londres, on commence déjà à monter les rétrospectives de ses premières années.

Lire aussi le décryptage : La cote des tableaux de Basquiat s’affole

De plus en plus, ses toiles se laissent envahir de mots. Autant d’énigmes : une recette de cuisine, une interjection, le menu d’un restaurant, nulle barrière entre sa vie quotidienne et son art. Grâce à ces lettres qu’il lance comme des cris, l’amoureux de Charlie Parker et John Coltrane fait swinguer l’image. En 1985, le New York Times Magazine offre sa « une » au phénomène : « Nouvel art, nouvel argent : le marketing d’un artiste américain ». Début de la fin ?

Il revient déçu de son seul voyage en Afrique, en 1986. L’année suivante, la mort soudaine de Warhol l’anéantit. Mélange d’héroïne et de cocaïne, le speedball le tuera, le 12 août 1988. « Jean-Michel a vécu comme une flamme, dira de lui le street-artiste Fab Five Freddy. Il s’est consumé dans une lumière vive. Puis le feu s’est éteint. Mais les braises sont encore chaudes. »

Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation Vuitton.

Fondation Louis Vuitton : Jean-Michel Basquiat ou la rage de vaincre