Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi au Forum économique mondial de Davos, en Suisse, le 29 janvier 2011. / VIRGINIA MAYO / AP

Jamal Khashoggi, 59 ans, journaliste saoudien de renom, critique du pouvoir à Riyad était mercredi 3 octobre porté disparu depuis plus de vingt-quatre heures à Istanbul après s’être rendu au consulat de son pays.

M. Khashoggi, notamment rédacteur d’articles d’opinion pour le Washington Post, n’a plus été vu depuis qu’il est entré au consulat saoudien à Istanbul, selon sa fiancée. Aucune information n’a pu être obtenue par l’Agence France-Presse (AFP) auprès des autorités turques et saoudiennes.

« Nous avons été dans l’incapacité de joindre Jamal aujourd’hui et nous sommes très inquiets de savoir où il pourrait se trouver », a fait savoir dans un communiqué le rédacteur en chef de la rubrique opinion du Washington Post, Eli Lopez.

« Nous surveillons la situation de près et essayons de réunir des informations. Ce serait injuste et scandaleux qu’il soit détenu en raison de son travail de journaliste et de commentateur », a-t-il déclaré.

La fiancée turque de M. Khashoggi campait depuis mercredi matin devant le consulat saoudien à Istanbul en quête de nouvelles au lendemain de sa disparition.

« Je n’ai reçu aucune nouvelle de lui depuis 13 heures hier. Nous voulons savoir où il se trouve », a déclaré à l’AFP la fiancée, Hatice A., qui ne souhaite pas donner son nom de famille.

« Nous voulons le voir sortir sain et sauf », a-t-elle ajouté.

Un ami de M. Khashoggi, Turan Kislakçi, à la tête d’une association de journalistes turco-arabe, a dit avoir contacté les autorités turques, qui lui ont affirmé qu’elles « suivent l’affaire de près ».

« Nous sommes certains que Jamal est détenu à l’intérieur, sauf si le consulat a un tunnel », a-t-il déclaré à l’AFP.

Silence des autorités turques

Hatice A. a appelé le ministre des affaires étrangères turc à contacter l’ambassadeur saoudien en Turquie pour s’enquérir du sort de M. Khashoggi, journaliste chevronné devenu critique du gouvernement saoudien ces derniers mois alors qu’il était auparavant considéré comme proche du pouvoir.

Selon elle, M. Khashoggi s’était rendu au consulat pour effectuer des démarches administratives en vue de leur mariage, mais n’en est jamais ressorti.

« Il voulait obtenir un document saoudien certifiant qu’il n’était pas déjà marié », a-t-elle expliqué.

Aucune réaction à cette disparition n’a pu être obtenue auprès des autorités turques ni auprès du consulat ou de l’ambassade d’Arabie saoudite en Turquie.

M. Khashoggi s’est exilé aux Etats-Unis l’année dernière par crainte d’une possible arrestation, après avoir critiqué certaines décisions du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman — surnommé « MBS » —, et l’intervention militaire de Riyad au Yémen.

Brillant intellectuel qui aura 60 ans le 13 octobre, Jamal Khashoggi n’a jamais mâché ses mots que ce soit lorsqu’il a dirigé des rédactions dans son pays ou quand il a pris la plume depuis l’Occident pour critiquer le royaume saoudien de l’ère « MBS ».

Le département d’Etat états-unien a annoncé qu’il cherchait à en savoir davantage sur le sort du journaliste.

Dans un article écrit pour le Washington Post en septembre 2017, M. Khashoggi écrivait : « Quand je parle de peur, d’intimidation, d’arrestations et de dénonciations publiques des intellectuels et des chefs religieux qui osent donner leur avis et que je vous dis que je viens d’Arabie saoudite, êtes-vous surpris ? »

Les autorités saoudiennes lui avaient précédemment demandé d’arrêter d’utiliser son compte Twitter alors qu’il avait « incité à la prudence par rapport à une étreinte trop forte » du président des Etats-Unis, Donald Trump, très apprécié au palais royal à Riyad.

Modernisation et répression

Le même mois, M. Khashoggi avait annoncé avoir été interdit de contribution dans le quotidien Al-Hayat, propriété du prince saoudien Khaled Ben Sultan Al-Saoud. M. Khashoggi avait alors reconnu avoir défendu les Frères musulmans, ce qui ne semble pas avoir plu à son employeur.

Si les autorités saoudiennes ont classé les Frères musulmans comme « organisation terroriste », la Turquie est quant à elle considérée comme l’un de leurs principaux soutiens.

Le hashtag #enlèvementdejamalkhoshoggi est l’un des plus partagés en arabe sur Twitter depuis mardi soir.

Riyad promeut une campagne de modernisation depuis que le prince Mohammed Ben Salman a été désigné héritier du trône en 2017.

Mais la répression contre les dissidents, avec des arrestations de religieux, de personnalités libérales et aussi de militantes de la cause des femmes, s’est accentuée depuis.

M. Khashoggi est l’un de rares journalistes saoudiens en vue à élever la voix contre cette répression. Dans l’un de ses derniers tweets, il avait ainsi critiqué le procès intenté à un économiste saoudien de renom, Essam Al-Zamel, après son arrestation par les autorités saoudiennes.

Le 6 mars, il écrivait dans un éditorial cosigné par Robert Lacey dans le quotidien britannique The Guardian : « Pour son programme de réformes intérieures, le prince héritier mérite des éloges. Mais ce jeune et impétueux innovateur n’a ni encouragé ni permis le moindre débat en Arabie saoudite sur la nature de ses nombreux changements. »

« Il semble faire bouger le pays d’un extrémisme religieux d’une autre époque vers son propre extrémisme (…) sans aucune consultation et avec des arrestations et des disparitions de ses détracteurs. Son programme ignore-t-il la plus importante des réformes, la démocratie ? »

Une carrière de journaliste mouvementée

Il a commencé sa carrière de journaliste dans les années 1980, collaborant notamment à Saudi Gazette, Okaz et Asharq Al-Awsat.

Jamal Khashoggi a couvert des conflits et a interviewé à plusieurs reprises en Afghanistan et au Soudan l’ancien chef d’Al-Qaida, feu Oussama Ben Laden.

Jugé trop progressiste, il avait été contraint à la démission du poste de rédacteur en chef du quotidien saoudien Al-Watan en 2003. Il y était revenu en 2007, mais était reparti en 2010 à la suite d’un éditorial jugé offensant pour les salafistes — courant rigoriste de l’islam qui prône une obéissance totale au gouvernant.

M. Khashoggi a longtemps entretenu des rapports ambigus avec le pouvoir saoudien, ayant occupé des postes de conseiller, notamment auprès d’un ancien ambassadeur à Washington, le prince Turki Al-Fayçal, qui a aussi dirigé les renseignements saoudiens.

Un autre prince, le milliardaire Al-Walid Ben Talal, lui avait confié la direction d’une grande chaîne panarabe d’information en continu, Alarab.

Mais ce projet, qui devait être lancé en 2015 depuis Bahreïn, n’a jamais vu le jour à cause d’une interdiction des autorités de Manama, très proches de Riyad.

Le prince Al-Walid a lui-même été détenu entre novembre 2017 et janvier 2018 à l’hôtel Ritz-Carlton de Riyad avec des dizaines de personnalités accusées de « corruption ».

Le royaume saoudien figure à la 169e place (sur 180) du classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (RSF) en 2018.