L’avis du « Monde » – à voir

En 2010, Mystères de Lisbonne, magnifique fresque labyrinthique qui transportait le spectateur dans les intrigues de l’Europe napoléonienne du XIXe siècle, couronnait d’un succès public et artistique la carrière prolifique de Raoul Ruiz (1941-2011). Depuis son décès, Valeria Sarmiento, sa monteuse et compagne, également cinéaste, a repris les rênes de ses projets inachevés, ayant partie liée à l’univers foisonnant de l’écrivain portugais Camilo Castelo Branco (1825-1890), auteur du roman-feuilleton dont fut tiré Mystères de Lisbonne.

Lire le focus sur la rétrospective à la Cinémathèque française : L’univers baroque, féminin et surréaliste de Valeria Sarmiento

Après Les Lignes de Wellington, en 2012, repris à la volée par Sarmiento, Le Cahier noir s’inscrit lui aussi dans la « galaxie » des Mystères… Il est adapté d’un autre récit de Castelo Branco, Le Livre noir de Père Dinis (1855), sorte de préquel (épisode antérieur) indépendant à la saga originelle, et conçu avec la même équipe de collaborateurs (Carlos Saboga au scénario, Paulo Branco à la production et Jorge Arriagada à la musique).

Lire la critique des « Lignes de Wellington » : Valeria Sarmiento gagne l'ultime guerre de Raul Ruiz

A Rome, vers la fin du XVIIIe siècle, peu avant les orages de la Révolution française, Laura (Lou de Laâge), une jeune nourrice, se prend d’affection pour l’enfant sur lequel elle veille, transbahuté entre les mains de plusieurs gentilshommes mêlés à d’obscures affaires. La bonne et le petit partagent une même incertitude : leur naissance est maintenue sous le sceau nébuleux du secret, consigné en ce qui concerne le garçon dans un petit cahier noir dont ses tuteurs successifs s’échangent la possession. Ils rejoignent bientôt Paris en compagnie du marquis de ­Lusault (Niels Schneider), qui prend l’enfant sous sa protection et la nourrice à son service. La jeune domestique ne tarde pas à s’éprendre de ce fringant aristocrate, noceur invétéré, qui lui rend des visites nocturnes impromptues et la possède à l’occasion ­entre les murs de sa chambre.

Mais le mariage soudain de ­celui-ci avec Suzanne de Monfort (Jenna Thiam), une demoiselle de sa condition, jette Laura dans le désespoir et la maladie. Suivie par l’inquiétant et ténébreux affidé, surgissant ici ou là comme une ombre, d’un cardinal de Rome aux nombreuses défroques (Stanislas Merhar), la jeune femme souffrante est enlevée vers le Vatican et séparée de sa pupille jusqu’à nouvel ordre…

L’esthétique du feuilleton

Sans viser la grande forme et les arabesques somptueuses de Mystères de Lisbonne, Le Cahier noir se présente comme une déclinaison de celui-ci sur le mode mineur d’une série B. Tout ici est mis en scène avec une économie judicieuse qui, à force de litotes visuelles et narratives, parvient à suggérer une scène historique agitée d’obscurs mouvements, passant allègrement de Rome à Londres, de Parme à Paris, glissant de salons en chambres et de couloirs en catacombes.

Ce qui intéresse ici Sarmiento, c’est d’investir pleinement l’esthétique du feuilleton, registre sériel qui la fascine, pour générer autant de péripéties que de répétitions, de révélations que de cachotteries, de personnages que de masques, de plein que de vide, dans un élan arborescent qui pourrait n’avoir jamais de fin. Le Cahier noir, feuilleton au premier degré, abrite en même temps une réflexion sur le genre, cette fiction obsédée par les séparations et les retrouvailles des mêmes personnages, aux quatre coins du monde et sous différentes identités.

« Le Cahier noir » oscille ainsi sans cesse entre le drame historique et le « soap opera », entre l’attrait du mystère et la vacuité qu’il recouvre

Avec son image en dégradés de couleurs rouge et noir et sa palette de comédiens aux interprétations flottantes, résolument non naturalistes, Le Cahier noir oscille ainsi sans cesse entre le drame historique et le soap opera, entre l’attrait du mystère et la vacuité qu’il recouvre. Son véritable objet est bien sûr la valse vertigineuse des identités : la nourrice se révélant de noble condition, le cardinal ­revêtant nombre de déguisements profanes, l’enfant devenant grand et son origine demeurant jusqu’au bout le point aveugle du récit.

Et si les identités s’avèrent si fluctuantes, c’est parce qu’elles sont minées par une profonde angoisse des origines sociales. Angoisse qui concerne, en dernier recours, la condition des femmes, dont la vertu est maintenue sous cloche : domestiques troussées, mariages arrangés et passions adultères forment ici un faisceau de causes expliquant incidemment pourquoi, dans ce vaste monde, les enfants savent si peu d’où ils viennent.

LE CAHIER NOIR de Valeria Sarmiento - Bande Annonce - Lou de Laâge - Sortie 3 Octobre
Durée : 01:05

Film français et portugais de Valeria Sarmiento. Avec Lou de Laâge, Stanislas Merhar, Niels Schneider, Jenna Thiam (1 h 53). Sur le Web : alfamafilms.com/film/le-cahier-noir