Donna Strickland, Prix Nobel de physique 2018. / PETER POWER / REUTERS

Lorsque Donna Strickland a obtenu le prix Nobel de physique mardi 2 octobre, collectivement avec deux autres scientifiques, pour ses travaux sur les lasers, la chercheuse canadienne n’avait pas de page Wikipédia, contrairement à ses deux confrères. Pourtant, au mois de mai, un brouillon de page à son nom avait été soumis pour création – avant d’être rejeté par un éditeur de l’encyclopédie en ligne.

Ce rejet a, depuis mardi, valu de nombreuses critiques à l’encyclopédie, sur laquelle les scientifiques femmes sont nettement moins bien représentées que leurs homologues masculins. Plus de 80 % des notices biographiques du site sont en effet consacrées à des hommes, et la disproportion est encore plus importante pour les scientifiques.

Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, a réagi à la polémique, soulignant qu’il s’agissait d’un sujet « important ». « C’est l’une des choses qui doit changer sur Wikipédia », a-t-il déclaré dans un message publié sur Twitter.

« Ce n’est pas le rôle de Wikipédia »

Une page au nom de Donna Strickland a finalement été créée un peu plus d’une heure après l’annonce de son prix Nobel. Dans sa section « discussion », librement modifiable par tous les internautes, comme la quasi-totalité des pages de l’encyclopédie en ligne, les éditeurs débattent d’un sujet directement lié : faut-il inclure dans la page Wikipédia de la chercheuse le fait qu’une « importante partie de la couverture médiatique autour de son prix Nobel évoque le biais antifemmes de Wikipédia » ?

Sur Wikipédia, pour qu’un article soit accepté, il faut qu’il remplisse certains critères. L’éditeur qui avait examiné le brouillon consacré à Donna Strickland a estimé qu’il ne satisfaisait pas aux règles de notoriété de l’encyclopédie en ligne, qui prévoient que le sujet d’un article doit avoir eu une « couverture significative et durable », provenant de « sources fiables et indépendantes de ce sujet » – le plus souvent des articles dans la presse généraliste. Ces règles visent à éviter que n’importe quelle personne puisse avoir sa propre page Wikipédia, notamment à des fins de communication.

Or, malgré une longue carrière derrière elle et après avoir occupé la présidence de l’association de chercheurs Optical Society, Mme Strickland était, avant l’obtention du prix Nobel, inconnue du grand public, et n’avait pas fait l’objet d’articles de presse.

Qui plus est, la Canadienne n’était jamais devenue professeure en titre, et occupe actuellement un poste d’assistant professor à l’université de Waterloo (Ontario), moins prestigieux. « Elle n’avait pas de page Wikipédia parce qu’elle ne courait pas après un poste de professeure », a justifié sur Twitter Women in Red, un collectif qui encourage la création de pages consacrées aux femmes injustement absentes de l’encyclopédie en ligne. « Je suis très contente que le comité du Nobel ait pu identifier son travail comme étant formidable. Ce n’est pas le rôle de Wikipédia, mais cela fait plaisir de célébrer sa réussite. »

Médias et universitaires pointés du doigt

L’encyclopédie a-t-elle failli ou non dans ce dossier ? « Journalistes, si vous vous apprêtez à reprocher à Wikipédia sa couverture des femmes, commencez par balayer devant votre porte », s’est agacée Katherine Muahahar, directrice de la fondation Wikimédia, consacrée à promouvoir l’encyclopédie. « Nous sommes un miroir des discriminations du monde, nous n’en sommes pas la source. Nous ne pouvons pas écrire d’articles sur ce que vous ne couvrez pas. »

Elle a également égratigné le monde de la recherche : « Quand vous ne reconnaissez pas, n’écrivez pas, ne publiez pas ou ne favorisez pas les femmes, les queers, les personnes de couleur et les autres, vous les effacez, eux et leurs contributions. »

La faute est-elle du côté de Wikipédia, des médias, de la recherche ? « Nous vivons dans un monde où une femme a remporté un prix Nobel sans même avoir été promue professeure, et vous vous demandez pourquoi les femmes quittent le monde universitaire », déplore ainsi une jeune chercheuse sur Twitter. « Entre son statut et la débâcle de la page Wikipédia, ce qui est sûr, c’est que son travail n’est (ou du moins, n’était) pas considéré comme il aurait dû. Ce qui semble récurrent chez les femmes dans le monde universitaire. »

Attirer davantage de contributrices

Quelques heures après son premier message, Katherine Muahahar a toutefois tenu à nuancer ses propos, estimant avoir « minimisé », dans sa critique, les propres biais induits par le fonctionnement de Wikipédia.

« Nous avons besoin d’une définition plus nuancée des sources fiables, une application plus inclusive et flexible [des critères définissant] la notoriété, des contributeurs plus hétérogènes et une culture de l’édition accueillante et inclusive. »

La fondation Wikimédia travaille depuis longtemps à tenter de rétablir l’égalité femmes-hommes sur Wikipédia. Elle essaie d’attirer de nouvelles contributrices, en espérant que cela permette de créer davantage de contenus sur les femmes, et organise pour cela des événements comme des « edit-a-thon », des marathons d’édition consacrés aux femmes.