Anne Durand / Coll. privée

Pour l’architecte et urbaniste Anne Durand, la mutabilité urbaine est la qualité la plus à même d’aider nos villes à s’adapter aux changements, à les anticiper, à favoriser les évolutions les plus positives. Elle ne doit pas être confondue avec la résilience, ni avec la flexibilité, ni même avec l’adaptabilité. C’est ce qu’Anne Durand démontre, de façon à la fois imagée et concrète, dans son livre Mutabilité urbaine (InFolio Editions, 2017). Elle explique ici ses recherches en différents points du globe et l’utilité de sa démarche.

Comment définissez-vous la mutabilité urbaine ?

C’est la capacité d’une ville à accueillir les changements et à favoriser les possibles. Je suis partie du postulat qu’on était dans un modèle révolu, celui de la planification qui ne laisse pas beaucoup de place à l’imprévu et à la capacité à s’adapter. La mutabilité se veut un nouveau paradigme.

Qu’avez-vous contre la planification ?

La mutabilité ne s’oppose pas à la planification, elle vient en complément. Elle vient bouleverser le propos. Je me réfère dans mon livre à la planification urbaine des années 1960 qui est un mode de pensée et de décision unilatéral. Le schéma directeur d’aménagement urbain de 1965 pour toute l’Ile-de-France a été conçu et dessiné par quatre personnes. En huis clos assumé.

Une accusation ?

Je n’accuse personne. Ça a donné des réalisations qui fonctionnent comme le RER, par exemple, et plein de choses intéressantes. Mais nous devons remettre en cause ce système de pensée. Planifier comme à l’époque est aujourd’hui impossible.

Et puis, cela reposait beaucoup sur une prospective quantitative et linéaire. On partait du temps présent et on calculait l’accroissement de la population de la ville de 1965 à 2000. On appliquait les prévisions démographiques de façon linéaire et on arrivait au résultat. Aujourd’hui, on prend davantage de données et on s’efforce de prendre en compte leurs interrelations de façon bien plus complexe.

Hier aussi, les projets étaient imposés par l’Etat. Les partenariats public-privé n’étaient pas à l’ordre du jour. Les collectivités locales n’avaient pas vraiment leur mot à dire. Elles ont aujourd’hui énormément de poids et sont prises en compte tout comme les initiatives citoyennes.

Y a-t-il des règles à respecter pour développer la mutabilité urbaine et quelles sont-elles ?

Définir des règles, c’est ce à quoi je m’oppose. Je préfère parler de conditions puisqu’on doit s’adapter, chaque fois, à des contextes locaux et à des situations particulières.

En Occident, on érige de plus en plus de règles qui fabriquent une grande rigidité dans la manière d’occuper l’espace, de prendre des initiatives. J’ai effectué de nombreux voyages en Amérique latine et en Asie notamment, et j’ai l’impression qu’ailleurs tout est possible dans la manière d’occuper l’espace public et que cela se traduit par une utilisation beaucoup plus provisoire et libre de l’espace.

Quelles sont ces conditions ?

J’en retiens trois : accueillir le changement, accepter l’incertitude – non comme un frein mais plutôt comme un moteur pour les villes –, et fabriquer une collection d’inventivités : au lieu que chaque initiative citoyenne intéressante et intelligente reste isolée, fabriquer un réseau pour qu’elles soient mises en commun et s’enrichissent mutuellement.

En quoi la mutabilité urbaine que vous proposez prend-elle en compte la complexité de nos villes ?

Quelle que soit notre approche de la complexité des villes, celle de la croissance démographique parfois accélérée, celle de la multitude d’acteurs qui interviennent sur un même territoire, celle des inégalités sociales qui se creusent, celle du réchauffement climatique qui crée des désordres naturels… le simple fait que la mutabilité urbaine ne soit pas un modèle avec des règles, mais une attitude avec des principes, des conditions, constitue, selon moi, un premier élément de réponse. Elle permet d’aborder autrement les connexions entre temps présent et temps futur, de continuer d’agir et d’expérimenter malgré l’incertitude, d’approcher la complexité localement à une échelle palpable.

Vous parlez d’« accueillance » dans votre livre. Qu’entendez-vous par là ?

Il faut se préparer à accueillir le changement. Les projets à long terme impliquent de s’inventer une histoire commune pour avancer dans un esprit commun. Cette histoire peut être portée par la ville, en aidant ses habitants à exprimer ce qu’ils veulent faire ensemble sur leur territoire.

Vous vous inspirez de l’évolution de certaines théories militaires. D’où cela vient-il ?

Cela n’a pas grand-chose à voir avec les écrits d’Antoine Picon sur le rapport entre villes et guerre, quand il montre comment, selon la période de l’histoire, l’armée a un impact sur la fabrication de la ville.

Je me suis appuyé sur l’ouvrage d’un architecte, Eyal Weizman, qui a étudié l’évolution des méthodes de l’armée israélienne lors de la seconde intifada en 2002. Les combats ayant eu lieu dans un contexte totalement imprévisible, l’armée s’est rendu compte qu’il était impossible de planifier la bataille, qu’il fallait constamment surprendre pour ne pas être surpris. Ils se sont demandé comment fabriquer des cadres assez flexibles pour s’adapter tout en étant organisés. C’est cette notion d’adaptation en mettant un arrêt à toutes les logiques précédentes qui m’a vraiment marquée. On n’obéit pas à un ordre, mais on agit en fonction de ce que l’on rencontre sur le moment. La notion d’essaim qui illustre l’intelligence collective est très présente. Il y a une microtactique et les décisions se prennent localement.

En quoi cela nous concerne-t-il ?

Il faut penser et agir ainsi quand on organise et dessine la ville, en tenir compte pour pouvoir s’adapter aux imprévus. C’est cela qui est différent de la planification. La mutabilité n’exclut pas de grandes périodes de stabilité pendant lesquelles on maintient la capacité d’accueillir le changement, de rester ouvert et à l’écoute… Il faut de l’argent pour cela. Le numérique peut aussi aider, dès lors qu’il est lié à la pratique, au réel.

Mon livre définit la mutabilité en s’appuyant sur l’expérience, le droit à l’erreur et l’éphémère. On peut tenter de préfigurer le futur avec des choses temporaires. Si ça marche on développe, sinon on passe à autre chose. Arrêtons de penser à l’éternité. Le Japon a bousculé ma façon de penser. Il leur arrive de construire des bâtiments conçus pour durer à peine quarante ans. Ils n’ont pas de problème pour utiliser des matériaux nouveaux.

Comment peut-on concilier le temporaire avec le bâti ?

Le bâti peut être temporaire. Il doit pouvoir et savoir s’adapter aux besoins, aux usages. Par exemple, des écoles fermées à l’enseignement en été pourraient remplir d’autres fonctions, des équipements pourraient être mutualisés. On peut aussi tenter des expériences temporaires pour résoudre un problème d’urgence, de logements ou autre. Il y a là un savoir-faire à acquérir, qui accorde une importance au temps présent. Temps si oublié des urbanistes.

Pour l’architecte se pose aussi la question du mode de construction, à la base de la mutabilité des bâtiments. Une structure faite de poteaux-poutres et de grands plateaux sera forcément plus flexible qu’une structure avec un mur construit tous les quatre mètres Alors le bâtiment peut revivre une nouvelle vie et être durable.

Vous affirmez « traiter les fondements de la mutabilité, c’est bien redéfinir les bases d’une société nouvelle. » Quelle est votre ambition ?

J’adapte la mutabilité à la question urbaine, car c’est mon métier. Mais elle dépasse le support spatial. Mon ambition réelle est d’en faire le fondement de l’invention de nouvelles formes de partage avec pour objectif de rétablir des équilibres. Je suis trop marquée par les inégalités qui s’accroissent partout sans cesse. Il faut arrêter de penser de façon fragmentée. Les choses doivent être partagées. J’ai aussi écrit ce livre pour cela.

La mutabilité propose de nouveaux processus, bouscule les acquis, les attitudes par rapport à la fabrique de la ville. C’est à cela que j’ai envie de m’atteler.

Propos recueillis par Francis Pisani