L’affiche du film « Kler », (« Clergé »), devant un cinéma de Varsovie, le 29 septembre. / JANEK SKARZYNSKI / AFP

Avec un million de spectateurs dès le week-end de lancement, le film Kler (« clergé »), du réalisateur Wojciech Smarzowski, sorti le vendredi 28 septembre en Pologne, s’annonce déjà comme le plus grand succès commercial de tous les temps dans le pays. Dans le dernier bastion catholique d’Europe, le film, qui se veut le miroir de l’hypocrisie de l’Eglise polonaise face, notamment, aux scandales de pédophilie, est en passe de devenir un véritable phénomène de société. Les études d’opinion indiquent que deux tiers des Polonais ont l’intention d’aller voir le film.

Pour la chrétienté polonaise, c’est un électrochoc. L’Eglise catholique est omniprésente dans l’espace public, bénéficie de nombreux privilèges et joue un rôle politique prépondérant. Jaroslaw Kaczynski, le chef du parti ultraconservateur au pouvoir (Droit et justice, PiS), est allé jusqu’à dire que « chaque coup porté contre l’Eglise est un coup porté contre la Pologne ». Le jeu d’instrumentalisation entre les pouvoirs sacré et profane est réciproque et permanent.

La religion est enseignée à l’école, sans que l’Etat n’ait de droit de regard sur les programmes. La législation encadrant l’avortement est parmi les plus restrictives d’Europe, et le blasphème – l’« offense au sentiment religieux » – puni par la loi. En outre, les scandales de pédophilie sont récurrents, même si leur nombre paraît sans cesse minimisé. La cour d’appel de Poznan vient de condamner, mardi 2 octobre, une congrégation religieuse, jugée responsable des actes de pédophilie d’un de ses membres.

Style trash

Le succès de Kler s’explique avant tout par le fait que c’est une œuvre sur les coulisses d’une institution, dont bien des Polonais, même croyants, ont du mal à accepter la toute-puissance. Si le réalisateur prétend vouloir montrer ce qui se passe « de l’autre côté de l’autel », le film met paradoxalement à l’écran ce qu’une large partie de la population pense tout bas : l’avidité, les abus de pouvoir du clergé, la corruption, une pédophilie endémique.

« Lors d’une avant-première réservée à des prêtres, ces derniers mettaient des noms sur chacun des personnages de fiction présentés en les montrant du doigt », Wojciech Smarzowski, réalisateur

L’œuvre raconte l’histoire de trois amis prêtres représentatifs des 33 000 curés que compte le pays : l’un est un curé influent dans une ville de taille moyenne, le second évolue dans la haute hiérarchie et ambitionne une carrière à Rome, le troisième officie dans un petit village pauvre de province. L’un d’entre eux est accusé à tort de pédophilie alors que le second use de son pouvoir et de son influence pour masquer ses crimes. L’un comme l’autre ont été victimes ou témoin de tels actes dans leur enfance. La scène phare montre l’archevêque et ses proches conseillers se réjouir avec force applaudissements quand, à la lecture des journaux, à l’aube, ils constatent que le scandale touchant leur confrère est bien étouffé.

Dans un style trash, Wojciech Smarzowski décide de présenter au spectateur tous les péchés de l’Eglise polonaise. On peut ainsi voir un condensé du pire : un archevêque ultracorrompu au vocabulaire peu catholique, des prélats roulant en Bentley ou en Mercedes dernier cri, un prêtre vivant en couple, demandant à sa compagne d’avorter de son deuxième enfant, des enveloppes et sacs en plastique remplis de liasses de billets, des appels d’offres truqués, des hommes politiques et d’affaires au chevet de la hiérarchie ecclésiastique.

Minutieuse consultation

Une scène du film « Kler » (« Clergé »), de Wojciech Smarzowski. / HANDOUT / REUTERS

Le scénario a fait l’objet d’une minutieuse consultation avec d’anciens et actuels membres de l’Eglise, attestant de la véracité de l’atmosphère et des anecdotes relatées. « Lors d’une avant-première réservée à des prêtres, ces derniers mettaient des noms sur chacun des personnages de fiction présentés en les montrant du doigt : “Ça, c’est untel, et lui, c’est untel”, relate le réalisateur, ça m’a surpris. » Mais il se garde bien de tout manichéisme, dévoilant au long du film des histoires humaines complexes.

La force du film est avant tout de désacraliser l’institution et les hommes qui la composent. Le réalisateur met ainsi la lumière sur un certain nombre de phénomènes peu connus, comme celui de l’alcoolisme chez les prêtres, ou celui d’une homosexualité fortement répandue. Le film, qui se garde bien de critiquer la foi ou la spiritualité, questionne le rapport des Polonais à l’institution : en se rendant à la messe dominicale, qui réunit chaque semaine 42 % de la population, ne cautionnent-ils pas ce que le réalisateur qualifie d’« hypocrisie généralisée » ? Compte tenu du succès du film, tout indique que le débat sur les « maladies de l’Eglise » ne fait que commencer.