Alexos, l’un des deux héros, s’entretient avec Socrate à Athènes, dans « Assassin’s Creed Odyssey », d’Ubisoft. / Ubisoft

La mer Egée, la guerre du Péloponnèse, les temples de Delphes… La Grèce de l’an de grâce – 431, tel est le théâtre de la nouvelle superproduction d’Ubisoft, le jeu vidéo Assassin’s Creed Odyssey, commercialisé sur PC, PlayStation 4 et Xbox One, vendredi 5 octobre. L’occasion pour les développeurs de donner à vivre une reconstitution fidèle de l’histoire… ou de la tordre.

Depuis la naissance de la saga en 2007, l’éditeur breton tient un double discours. D’un côté, il aime mettre en avant l’important travail de documentation historique derrière chaque épisode. « Ce qui nous différencie, c’est qu’on demande aux créateurs de connaître leur sujet mieux que les meilleurs experts du monde », expliquait au Monde le directeur créatif d’Ubisoft, Serge Hascoët, fin 2015.

Mais ces mêmes équipes créatives n’hésitent pas à faire des entorses à la réalité historique, par ignorance ou commodité. Assassin’s Creed Unity avait, par exemple, introduit le drapeau français durant la Révolution française – anachronisme. Assassin’s Creed Origins avait, lui, placé des gladiateurs en Egypte antique – liberté poétique.

Hommage à « 300 »

Pour Laury-Nuria André, docteure en histoire de l’art et auteure de Game of Rome : ou L’Antiquité vidéoludique, le dernier volet d’Assassin’s Creed ne peut pas prétendre au statut de support éducatif :

« L’Antiquité est un mythe. Comme pour L’Odyssée, il n’y a pas de version officielle. Assassin’s Creed Odyssey nous montre comment elle est perçue au XXIsiècle. Il n’est ni vrai ni faux. Il est les deux en même temps. »

La scène d’ouverture, hommage appuyé aux péplums des années 2000, et notamment au film à très grand spectacle 300, l’annonce d’emblée : la superproduction d’Ubisoft est avant tout une œuvre de fiction et de divertissement. Sans doute est-ce la raison pour laquelle la musique, tout en empruntant quelques chants de marins et instruments antiques, revêt l’essentiel du temps des sonorités modernes, pour ne pas dire hollywoodiennes.

Les scènes de bataille, avec leur esthétisation de la violence, s’inscrivent dans la tradition cinématographique du péplum. / Ubisoft

Comme si l’immersion passait par les yeux, mais pas par les oreilles

De même, les dialogues des personnages principaux sont doublés en anglais avec un fort accent balkanique, en français ou encore en portugais, mais pas dans la langue d’Homère, comme si l’immersion passait par les yeux, mais pas par les oreilles. « La foule parle très souvent en grec, mais on a choisi de ne pas doubler les héros dans la langue, on n’a pas pensé que ce serait important », reconnaît le producteur de cet épisode, le Canadien Marc-Alexis Côté. Certains personnages historiques sont par ailleurs peu respectés, comme Socrate, aux discours fumeux dignes de sophistes - alors même qu’il les combattait.

Désaveu de la ruine blanche

Certaines erreurs sont plus subtiles. Par exemple, quand le jeu montre un archipel bucolique rempli de vignes et de cerisiers, ce qu’ont pu observer les développeurs lors de leurs voyages de repérage, il tombe dans le piège de l’anachronisme.

« Les petites maisons en chaux et les vignes, c’est la Grèce moderne, pas la Grèce antique », épingle Laury-Nuria André, qui évoque à l’époque des champs de poireaux et de pois chiches, les principaux mets de consommation courante. Si le vin était consommé, il était surtout importé. Quant aux cerisiers, ils n’avaient tout simplement pas encore été introduits.

Marc-Alexis Côté avoue avoir davantage cherché l’effet « carte postale » de la Grèce actuelle que la fidélité historique :

« Ce jeu a été l’occasion de découvrir la Grèce avec beaucoup de naïveté. On est allé la visiter, c’est un endroit où Serge Hascoët va régulièrement en vacances. On a voulu recréer la magie de ce lieu-là. »

Cela ne signifie pas que le jeu d’Ubisoft déforme systématiquement la réalité historique. Il est même d’une méticulosité impressionnante dans la reconstitution de certains détails, comme les bâtiments et sculptures grecques –, même si leur taille a parfois été amplifiée.

Faire cohabiter bâtiments en ruine et d’autres en état d’usage. « C’est subtil »

Certains choix sont audacieux, comme faire cohabiter bâtiments en ruine et d’autres en état d’usage. « C’est subtil », applaudit Laury-Nuria André :

« A l’époque de l’Antiquité, on ne porte pas d’attention aux éléments délabrés, on les laisse s’effondrer sans en parler, donc les sources ne nous permettent pas de savoir s’il existait déjà des ruines. Mais les montrer [dans un jeu], c’est poser la question. »

A l’inverse, villes et temples en activité au Vavant J.-C. resplendissent, eux, de mille couleurs, aux antipodes de la représentation classique d’une Grèce recouverte de bâtiments blancs. « Il y a eu un gros débat en interne au début, reconnaît Marc-Alexis Côté. Quand on a montré des statues colorées aux équipes marketing, tout le monde a bondi ! Mais c’était important pour nous de montrer les couleurs d’époque. »

« Assassin’s Creed Odyssey » prend soin de mettre en scène des villes et villages chatoyant de couleur. Le côté « carte postale » est revendiqué. / Ubisoft

Sur certains points, Assassin’s Creed Odyssey est même très à la pointe de l’historiographie, notamment en montrant l’abondance de la couleur bleue dans ces constructions. Il a longtemps été supposé – et encore récemment – que les Grecs ignoraient ou, au moins, méprisaient cette couleur.

Amours anachroniques

Sur les questions sociétales, en revanche, et alors que sa représentation de l’homosexualité dans l’Athènes antique était attendue, Assassin’s Creed Odyssey choisit l’esquive. Il laisse au joueur le choix de vivre les romances qu’il souhaite avec les personnages de son choix, homme ou femme. Non sans y injecter une part d’anachronisme. « Dans l’Antiquité, le mariage est un contrat, une obligation sociale. La romance, c’est quelque chose qui vient de notre modernité », rappelle l’historienne.

Le jeu transpose une vision contemporaine, romantique, hollywoodienne et anachronique de l’amour. / Ubisoft

Surtout, pour la chercheuse, la question de l’orientation sexuelle en Grèce antique ne se pose pas dans les mêmes termes qu’à l’époque actuelle. A Athènes au Vsiècle avant Jésus-Christ, l’homosexualité est prônée comme norme ; chez les Spartiates, les relations sexuelles forcées avec le chef de régiment sont communes.

L’hétérosexualité, à l’époque, se voile d’inconnu

Mais les soldats sont poussés à prendre femme pour participer à l’effort démocratique de reconstitution de l’armée. L’hétérosexualité, elle, se voile d’inconnu. « Les Grecs sont très inquiets vis-à-vis de la femme. A l’époque, la pénétration vaginale fait peur, car on ne pratique pas encore les dissections, on ne sait donc pas quelle est l’anatomie féminine. Il y a une peur de se faire aspirer le pénis », relate Laury-Nuria André. Le jeu n’en rend pas compte, pas plus que des supplices de zoophilie imposés aux femmes accusées d’adultère, autre spécificité de la Grèce antique souvent éclipsée dans les œuvres de fiction, selon l’historienne.

Un complot très fantasmé

Avec ses mercenaires féminines, Assassin’s Creed Odyssey contribue, cependant, à mettre en lumière la place des femmes dans la Grèce antique. « Les lettres classiques ont longtemps été écrites par et pour les hommes. Or, plus on se replonge dans les textes d’époque, plus on se rend compte qu’il y avait des femmes guerrières ou en position de pouvoir », observe l’historienne Laury-Nuria André. A l’image de la reine Artémise Ire, qui prit part à la bataille de Salamine en – 480.

Dans « Assassin’s Creed Odyssey », de nombreuses femmes sont combattantes. Elles étaient officiellement exclues des armées à l’époque. / Ubisoft

Dans le jeu, l’une des plus importantes est l’oracle de Delphes. Le scénario la place au centre d’une machination, quant à elle, très fantaisiste, dans le cadre d’un complot divin qui est surtout une ficelle scénaristique très prisée de la saga d’Ubisoft. « Dès l’Antiquité, les rhéteurs se sont amusés à tourner en dérision le discours oraculaire. L’Oracle avait un tel statut qu’elle n’avait aucun intérêt à manipuler les gouvernants », conteste Laury-Nuria André.

« On voulait montrer qu’il y avait toujours de la manipulation. C’est une explication propre à la série », répond Marc-Alexis Côté, qui revendique des ambitions historiques et politiques limitées pour Assassin’s Creed Odyssey :

« Il n’y a pas de message. On veut visiter différentes époques et amener les joueurs à se questionner sur celles-ci. Si on suscite déjà ça, notre mission sera réussie. »