Reportage à bord du « Colibri », au large de la Libye, à la recherche d’embarcations en détresse

« Roger. Ready for take off. » Le ciel, la veille encore chargé de cumulonimbus, est dégagé. Le sol a presque séché des pluies de la nuit. Le soleil pointe à l’horizon. Et le Colibri décolle. Le petit aéronef – moins de 7 mètres de long – met le cap plein sud. Il s’éloigne de Lampedusa, caillou italien posé au milieu de la Méditerranée, porte de l’Europe malgré lui. Il faudra une petite heure au Colibri pour rejoindre les abords de la Libye, à 160 milles marins de là. Aux commandes, ce vendredi 5 octobre au matin, Benoît Micolon.

Ce Français de 35 ans est l’un des cofondateurs de Pilotes volontaires, une ONG créée en janvier 2018 pour faire des recherches au-dessus des eaux internationales, au large de la Libye, où près de 15 000 personnes sont mortes depuis 2014 en tentant de rejoindre le Vieux Continent.

Les membres de Pilotes volontaires ont réalisé trente-cinq missions de survol depuis mai 2018. « Nous avons repéré quarante-deux bateaux, ce qui représente près de 4 000 personnes qui ont pu être secourues », assure José Benavente, cofondateur de l’ONG. Vendredi, l’avion a encore croisé une embarcation de caoutchouc en détresse. A 80 milles marins au large de la ville de Khoms, à l’est de Tripoli, un rubber boat – une « embarcarion pneumatique » –, avec à son bord 28 personnes, a été retrouvé. Sa présence avait été signalée au Colibri par l’association Alarm Phone, qui propose une assistance téléphonique aux bateaux en détresse. « On a cherché des bateaux dans la zone et on a fini par prévenir un tanker [navire-citerne], explique Benoît Micolon. Il est allé leur porter secours, deux heures avant que la nuit tombe. »

Pilote de fret

Benoît Micolon était l’an dernier encore un pilote de fret aérien sans intérêt particulier pour les mouvements migratoires. Il partageait ses semaines entre les Boeing 737 et son école de parapente dans les Alpes. Jusqu’à ce que José Benavente, ami pilote rodé au monde de l’humanitaire, lui parle d’un projet « un peu fou ». Peu de temps après, les deux hommes achètent un avion avec leurs deniers personnels et se lancent. Aujourd’hui, Benoît Micolon passe le plus clair de son temps libre à scruter les vagues, à distinguer leur bleu de leur gris et, parfois, au milieu, à révéler des hommes et des femmes en détresse.

A l’intérieur du « Colibri 2 » lors d’une mission de recherche et de sauvetage de personnes en détresse en Méditerranée centrale par l’ONG Pilotes volontaires. Le 5 octobre 2018 au large de la Libye. / SAMUEL GRATACAP / « LE MONDE »

A ses côtés, dans la carlingue qui fonce à plus de 250 kilomètres/heures, à 700 mètres au-dessus de la mer, Carola Rackete, 30 ans. Elle balaye la mer avec ses jumelles tout en écoutant la fréquence radio commune des navires de la zone. La jeune femme est bénévole en Méditerranée depuis 2016. Avant de rejoindre Pilotes volontaires, elle s’est notamment engagée auprès de l’ONG allemande Sea-Watch comme capitaine d’un navire humanitaire de sauvetage mais aussi à bord du Moonbird, le premier avion d’ONG de reconnaissance. Mais les deux équipements ont été bloqués cet été à Malte, à l’instar d’autres navires, entravés dans leur mission sur la route migratoire la plus meurtrière, alors que l’Italie décidait en juin de fermer ses ports aux organisations non gouvernementales.

L’Aquarius, navire humanitaire affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières (MSF), vient ainsi, pour la deuxième fois en l’espace de quelques semaines, de perdre son pavillon. Symptomatique de la tension qui entoure ses missions, alors que SOS Méditerranée a appelé a des rassemblements samedi 6 octobre, en « soutien au sauvetage en mer », ses locaux à Marseille ont subi vendredi l’intrusion d’une vingtaine de militants du groupe d’extrême droite Génération identitaire.

Le Colibri a lui aussi essuyé quelques déconvenues. Avant de prendre ses quartiers à Lampedusa, il a été refoulé par Malte, qui lui a interdit de faire des missions de recherche à partir de son aéroport. « On reçoit des menaces de mort, ajoute Benoît Micolon, de gens qui nous souhaitent de couler avec les migrants en mer. » Lui ne doute pas du sens de ses missions. Il repense notamment à celle du 10 juin, qui a duré plus de huit heures au-dessus des eaux. « On avait repéré quatre embarcations en détresse, se souvient-il. On cherchait des bateaux pour pouvoir leur porter secours et, chemin faisant, on a encore trouvé deux autres embarcations dans une zone dans laquelle on ne patrouillait pas normalement. Ce jour-là, j’ai eu une prise de conscience. »

« Risques considérables »

Depuis la création de l’ONG, de nouveaux bénévoles ont rejoint l’équipe. « On prend des risques considérables, remarque toutefois l’un d’eux. On vole à basse altitude avec un avion qui n’a qu’un seul moteur dans une zone parfois très éloignée des côtes. »

Le manque de moyens de secours en mer a provoqué en 2018 une hausse de la mortalité en Méditerranée centrale. Celle-ci a été accentuée par le retrait des associations et, bien que plus difficile à mesurer, la réticence des navires de marine marchande à s’engager dans des opérations de secours. « La politique des compagnies, c’est d’éviter la zone », assure Carola Rackete.

Le pilote Benoît Micolon et la TACO (tecnical coordinator) Carola Rackete à l’intérieur du « Colibri 2 » lors d’une mission de recherche et de sauvetage de personnes en détresse en Méditerranée centrale par l’ONG Pilotes volontaires. Le 5 octobre 2018 au large de la Libye. / SAMUEL GRATACAP / « LE MONDE »

Vendredi, alors que plus aucun navire d’ONG n’était présent en Méditerranée centrale depuis le départ de l’Aquarius, deux bateaux humanitaires faisaient route pour la zone : le voilier Astral, de l’ONG espagnole Proactiva Open Arms, et le Mare-Ionio, navire battant pavillon italien. Ce dernier, nouveau venu dans le paysage du sauvetage en mer, est un pied de nez à la politique anti-migrants de l’Italie, portée par son ministre de l’intérieur d’extrême droite, Matteo Salvini.

Les humanitaires devront composer avec la montée en puissance des autorités maritimes libyennes et de leurs gardes-côtes, qui coordonnent depuis cet été les secours dans la zone, rôle jusqu’alors assumé par l’Italie. « Il y a trois jours, des migrants ont été secourus par le navire d’une plate-forme pétrolière, ils les ont amenés aux gardes-côtes libyens », rapporte Carola Rackete. Les ONG, tout comme l’Organisation des Nations unies, considèrent pourtant que la Libye n’est pas un lieu sûr de débarquement des rescapés.

« Sauver des vies est vécu comme un crime »

Vendredi soir, Pilotes volontaires ignorait d’ailleurs quel serait le port de débarquement des migrants repérés au large de Khoms. « Tant qu’on peut être utile et sauver des vies, on continuera », assure Benoît Micolon. Si les traversées en Méditerranée centrale ont chuté de 80 % en 2018, « c’est uniquement parce que les départs sont bloqués, mais il y a encore beaucoup de gens coincés en Libye et qui voudront partir », prévient Flavio Di Giacomo, porte-parole du bureau italien de l’Organisation internationale pour les migrations. Flavio Di Giacomo était présent cette semaine à Lampedusa pour participer aux commémorations du naufrage du 3 octobre 2013, dans lequel 368 personnes sont mortes noyées, au large de l’île.

C’est ce drame qui avait donné lieu à « Mare Nostrum », l’opération humanitaire et militaire de la marine italienne en Méditerranée centrale. Et c’est la fin de Mare Nostrum, en 2014, qui avait poussé des associations à s’engager dans le secours en mer. Aux commémorations officielles, pour la première fois en cinq ans, aucun représentant du gouvernement italien n’a fait le déplacement. « En 2013, l’opinion publique était attachée au principe de sauver des vies. Aujourd’hui, c’est vécu comme un crime », regrette Flavio Di Giacomo. Outre le gouvernement italien, d’autres personnes ont boudé cet anniversaire. Giacomo Sferlazzo est membre du collectif Askavusa et, après avoir recueilli la parole de rescapés et de témoins du drame, il est convaincu que tout n’a pas été fait par les autorités italiennes, ce jour-là, pour venir en aide aux naufragés. « Cette tragédie aurait pu être évitée », assure-t-il. Cinq ans ont passé. Et elles se poursuivent.