La salle des marchés de la Bourse de New York, le 20 septembre. / Brendan McDermid / REUTERS

Professeure de mathématiques à Sorbonne université (née de la fusion de Paris-IV et Paris-VI) et à l’Ecole polytechnique, Nicole El Karoui a lancé, en 1990, un DEA — devenu master 2 — probabilités et finances à l’université, convaincue que les mathématiques allaient révolutionner la finance de marché.

Dix ans après la chute de Lehman Brothers, elle revient sur les origines de cette formation inédite et réputée, ainsi que sur l’impact de la crise des subprimes sur ce cursus et sur la responsabilité des scientifiques dans le monde économique et social.

Vous êtes mathématicienne, comment en êtes-vous venue à la finance ?

Nicole El Karoui : A la fin des années 1980, j’étais dans une période de transition dans ma carrière. Alors que l’Ecole normale supérieure [ENS] de Fontenay-aux-Roses [Hauts-de-Seine], où j’enseignais, devait déménager à Lyon, j’ai réussi à obtenir un poste d’enseignant-chercheur à l’université Paris-VI. J’avais déjà quinze ans d’expérience dans l’enseignement et j’ai eu envie d’avoir un contact avec le marché du travail.

J’ai obtenu un stage au centre de recherche de la Compagnie bancaire (avant son intégration à BNP Paribas). Je n’avais qu’une culture « citoyenne » de l’économie. Et je découvre un nouveau secteur d’activité en finance, dont les problématiques théoriques font appel au mouvement brownien (description mathématique du mouvement aléatoire), c’est-à-dire exactement ce dont j’étais spécialiste.

Quel était le contexte économique et politique à ce moment-là ?

La déréglementation de l’économie avait été amorcée aux Etats-Unis. C’était le début de la financiarisation. Les paramètres fondamentaux, taux de change, de crédit, etc., ne cessaient de « flotter », de fluctuer. Le futur devenait alors hautement imprévisible et de nouveaux produits financiers, d’assurance contre le risque de marché, étaient créés, gérés dans des marchés spécialisés.

En France, le gouvernement socialiste a retardé l’entrée dans cette nouvelle ère jusqu’à la fin des années 1980. Arrive une grande révolution informatique : les petits PC [personal computers, ordinateurs personnels] bouleversent le paysage, concurrençant les « gros IBM ». C’est le moment où la révolution informatique a percuté la banque.

Les nouveaux produits financiers ont misé sur une forte technicité informatique, allant de la théorie la plus moderne des probabilités à leur traduction numérique et algorithmique. A la Compagnie bancaire, j’ai réalisé que les mathématiques pouvaient aider à résoudre les problèmes concrets de cette finance, et surtout offrir de nouveaux débouchés aux étudiants. Les banques cherchaient des très bons théoriciens des probabilités qui connaissaient la finance de marché.

J’ai proposé à mon laboratoire de mathématiques à Jussieu [à Paris] de créer une formation de master 2 (ex-DEA) qui allierait mathématiques et finance. Cette initiative n’a pas fait l’unanimité dans le monde des mathématiciens, qui m’ont accusée d’avoir fait entrer le loup (de la finance) dans la bergerie (des mathématiciens).

Quel était le profil des premiers étudiants de votre master ?

Au début, nous n’avions qu’une dizaine d’étudiants, venant de Ponts et chaussées ou de Polytechnique, où je fus nommée professeur en 1997. A cette époque, la finance de marché s’enseignait dans les écoles de commerce. Son entrée à l’université à travers un laboratoire de mathématiques garantissait le niveau scientifique de nos étudiants.

Pendant dix ans, notre master a fonctionné dans le style « start-up ». C’était à la fois innovant et passionnant. La finance recrutait nos ingénieurs « quants » (analyste quantitatif) à des salaires entre 20 % et 30 % supérieurs à ce que proposait l’industrie. En 1995, nous avions déjà trente à quarante étudiants chaque année. D’autres universités scientifiques se sont mises à ouvrir le même type de formation.

Pourquoi les « quants » que vous formiez étaient-ils aussi recherchés ?

Ce qui a fait leur succès, c’était leur solide formation en mathématiques, leur curiosité, leur capacité à traduire les problèmes en une chaîne allant de la théorie à la pratique. La qualité de notre master a été vite reconnue en France, mais aussi à Londres et à New York. Sa renommée s’est construite grâce aux réseaux des anciens diplômés. Et puis le Wall Street Journal y a consacré un long article en 2006.

Les candidatures ont flambé dans les années 2000, que s’est-il passé ?

Il y a eu un emballement pour la finance dans le monde scientifique, car il y avait beaucoup de nouveaux problèmes innovants, dont les solutions étaient testées très rapidement. L’unité de temps dans ces marchés était très différente de celle de l’industrie.

Après l’éclatement de la bulle Internet, en 2000, la finance de marché s’est industrialisée. La banque recrutait beaucoup, les salaires de nos « quants » ont encore progressé, ceux des tradeurs ont explosé. J’alertais mes étudiants en leur disant que, si après quelques années, le métier ne les passionnait plus, il ne fallait pas hésiter à en changer, quitte à gagner moins. Pas toujours facile pour des jeunes de résister à cet environnement où l’argent est dématérialisé comme au Monopoly.

L’aspect positif, c’est que tout cela a montré aux jeunes que les débouchés des filières maths et physique à l’université ne se résumaient pas à l’enseignement ou à la recherche.

Qu’est-ce que la crise de 2008 a changé pour votre master ?

La crise de 2008 a eu bien sûr un fort impact sur le master. Pendant plusieurs années les grandes banques, françaises en particulier, ont cessé de recruter. Les débouchés se sont diversifiés, notamment vers des métiers supports, comme la comptabilité, le conseil — les grands cabinets de conseil ont maintenant tous des équipes de « quants » —, ou le numérique.

Il y a eu un impact « éthique » sur le master, surtout au début. Certains étudiants m’expliquaient qu’ils n’osaient pas dire autour d’eux qu’ils faisaient de la finance. La crise a renforcé de manière considérable la régulation, et a modifié certaines règles de fonctionnement des marchés.

Sur le plan de l’enseignement, nous avons adapté le programme, avec de nouveaux cours plus orientés marchés et régulation, dont nous avons intégré l’impact. La prise en compte de cette évolution a induit des problèmes informatiques et techniques considérables, typiques des compétences des « quants », notamment en ce qui concerne la couverture des risques de produits d’assurance contre le risque de marché, mais aussi le rôle des spéculateurs et leur impact sur l’offre et la demande — ce qui a priori ne relevait pas de la problématique « quant ».

Quelles ont été les leçons de la crise pour les mathématiciens ?

La crise de 2008 est d’abord une crise de la finance et seulement partiellement de la modélisation. Elle a permis d’interroger le rôle du scientifique dans le monde économique et social. Je n’ai jamais enseigné à mes étudiants la spéculation ou la prédiction, car ce n’était pas l’objet de l’activité des marchés à terme. Les mathématiques étaient utilisées pour faire des modèles de couverture de risques dans des situations ordinaires, pas pour gérer des situations de bulle ou de surchauffe des marchés.

Le changement d’organisation aux Etats Unis, à l’origine des subprimes, qui ont entraîné la crise, a favorisé le développement de produits d’assurance très compliqués, mal maîtrisés ; tant que ce secteur gagnait beaucoup d’argent, les réserves méthodologiques des « quants » n’avaient aucun impact.

Comment sont formés aujourd’hui vos « quants » ?

La finance, avec ses nouvelles monnaies et ses nouvelles places de « trading online », est en train de faire sa nouvelle révolution, et elle ne sera pas moins technologique. Ne la laissons pas se faire sans nous, et anticipons les risques futurs, notamment dans la jonction finance-big data.

Pour ce qui est des candidatures, le « big data » joue, aujourd’hui, le même rôle d’attractivité (salaire, offre) que la finance des années 2000. Cela a une incidence réelle sur les candidatures. Les étudiants avec une double compétence finance-big data sont de plus en plus demandés. Les responsables actuels du master ont déjà intégré cette évolution dans la formation.

Je ne crois pas qu’on puisse modéliser globalement pour longtemps des phénomènes « sociaux », car la richesse des sociétés humaines est d’apprendre vite et donc de modifier en permanence l’univers que l’on souhaiterait modéliser. La première leçon pour moi est celle d’une grande modestie concernant l’apport des maths, d’en tirer une leçon pour analyser moins naïvement le développement des nouveaux domaines, comme le big data et ses dérivés. Et en même temps, sans maths ce serait bien pire… Manifestement, nous avons été d’une grande naïveté.