« Je suis surexcité, et en même temps… terriblement nerveux. » Enfoncé dans un canapé en cuir sans âge, John Cook attend que commence le nouvel épisode de la série Doctor Who. Il n’est pas seul : une vingtaine de fans, parfois déguisés, se sont réunis, dimanche 7 octobre, au Hoop and Grapes, un vieux pub de Londres, pour découvrir ce qui s’annonce comme une petite révolution de la télévision britannique. « Il faut que ce soit bon, sinon, beaucoup de gens vont sortir les couteaux », glisse ce quadragénaire entre deux gorgées de bière.

Si une certaine tension se fait sentir dans cette petite pièce feutrée, c’est que l’enjeu est de taille pour la série, qui hante les écrans britanniques depuis 1963. Pour la première fois, son personnage principal, le Docteur, sera incarné par une femme, Jodie Whittaker. Un pari très risqué pour la BBC : s’il est perdu, il pourrait sonner le glas de cette série si chère au cœur des Britanniques.

Une vingtaine de fans, parfois déguisés, se sont réunis dimanche 7 octobre dans un pub de Londres pour découvrir ensemble le nouvel épisode de « Doctor Who ». / ANDY SEWELL POUR « LE MONDE »

Car Doctor Who n’est pas un programme comme les autres. Au Royaume-Uni, tout le monde a grandi avec cette série de science-fiction. Assis au pub, John Cook, qui la regardait enfant, se souvient : « La télé était allumée, ça passait, et il y avait ce type en costume coloré qui combattait des robots. » Son camarade Faz Alam, dix ans de moins, raconte comment son père « était fan » : regarder la série relevait de « la tradition familiale ». Même le patron du pub, un peu revêche, se souvient avoir regardé Doctor Who toute sa jeunesse, « même si ça faisait un peu peur ».

Lire nos explications : « Doctor Who » pour les nuls

La reine d’Angleterre, Big Ben et Doctor Who

La série s’est ainsi imposée, au fil des années, comme un fleuron de la culture britannique. Signe qui ne trompe pas : dans les magasins de souvenirs de Piccadilly Circus à Londres, le Tardis, la machine à voyager dans le temps et dans l’espace du Docteur, se glisse parfois sur les mêmes étagères que les faïences Elizabeth II et les Big Ben sous cloche.

« Doctor Who, c’est le joyau de la couronne de la BBC, renchérit Sally de St Croix, responsable mondiale des franchises du groupe audiovisuel. Et pour les Britanniques, la BBC c’est la maison. »

« Ils regardent ça enfants, puis ados, et quand ils deviennent parents, ils entraînent leurs propres enfants… Quelle que soit l’époque, “Doctor Who” a toujours su parler aux gens. »

Et ce, explique-t-elle, grâce à la « régénération », un procédé scénaristique permettant au Docteur, quand il frôle la mort, de changer d’apparence et (un peu) de personnalité. Un moyen pour la BBC de renouveler son interprète et de moderniser à chaque fois la série, afin de conquérir de nouvelles audiences.

Jusqu’ici, le procédé a toujours fonctionné – même si la série a connu des hauts et des bas. Après avoir disparu en 1989, elle est repartie de plus belle en 2005. Treize ans plus tard, le soufflé est un peu retombé et les audiences se sont stabilisées à quatre millions de téléspectateurs par soir. Un chiffre plus qu’honorable, mais loin des pics à dix millions qu’avait pu connaître la série depuis son retour. Avec cette nouvelle saison, « l’objectif est de reconquérir une audience plus jeune, mais aussi de rassembler à nouveau les familles autour de la télévision, aujourd’hui dispersées sur différents écrans », ambitionne Sally de St Croix.

Des références à Sherlock Holmes et H. G. Wells

A la sortie de la station Earl’s Court, à Londres, trône un Tardis, la machine à voyager dans le temps du docteur. En réalité, il s’agit d’une mini-station de police, comme il y en avait beaucoup autrefois dans les rues britanniques. / ANDY SEWELL POUR « LE MONDE »

Le fil ne s’est toutefois jamais rompu. Le petit manège qui se trame à la sortie de la station de métro Earl’s Court, au cœur de Londres, permet d’en attester. Tout au long de la journée, des dizaines de personnes, de tous âges et de toutes nationalités, y défilent pour un selfie ou deux. Et pour cause, ici se trouve un Tardis grandeur nature. En réalité, une mini-station de police, vestige d’une autre époque (et dont le Tardis a, dans la série, pris l’apparence).

De nombreux touristes viennent se prendre en photo devant le Tardis. / ANDY SEWELL POUR « LE MONDE »

Qu’ils soient anglais, mais aussi allemands, autrichiens, américains, espagnols, italiens, tous ceux venus admirer ce « Tardis » se disent sous l’emprise du charme so british de la série.

Aurait-elle pu, du reste, être conçue dans un autre pays ? Pour Robin Bunce, historien à l’Homerton College à l’université de Cambridge et spécialiste de Doctor Who, il faut y voir avant tout un pur produit de la culture britannique :

« La série trouve ses racines dans deux figures littéraires britanniques très influentes. Elle ressemble d’une certaine manière à Sherlock Holmes, et elle fait aussi référence à “La Machine à explorer le temps” de H. G. Wells. »

Pour lui, le personnage extravagant du docteur « se réfère à différents mythes que les Britanniques ont sur eux-mêmes. Des gens qui improvisent et qui restent droits. » Le mythe remonte, selon lui, à la seconde guerre mondiale : « Les Britanniques se voient comme les petits qui ont improvisé et gagné face au grand empire nazi, bien mieux préparé et discipliné. »

« Comme Astérix pour les Français »

« Doctor Who, c’est dans notre ADN », abonde Kevan Looseley. « Doctor Who pour les Britanniques, c’est comme Tintin pour les Belges ou Astérix pour les Français », complète Alexandra Looseley-Saul, son épouse. Tous deux dirigent le Who Shop, une boutique entièrement consacrée à la série, dans l’est londonien. C’est elle qui, en 1984, a eu l’idée d’ouvrir ce commerce, davantage par opportunisme commercial que passion personnelle. Depuis bientôt trente-quatre ans, ce duo – le fan absolu et la businesswoman – fait vivre ce joyeux bazar, où s’entassent monstres géants et jouets pour enfants, VHS collector et théières Tardis.

Dans l’est de Londres, une boutique est entièrement consacrée à « Doctor Who ». / MORGANE TUAL / « LE MONDE »

Un public très large fréquente les lieux. Des vieux passionnés à la recherche de raretés coûteuses, des ados fauchés privilégiant le pin’s, mais aussi, parfois, des personnes aux demandes très particulières. Différents clients sont, par exemple, venus chercher le bon récipient pour y déposer des cendres.

« Jodie est déjà fantastique »

Elliott, 9 ans tout juste, arpente le magasin pour y dépenser l’argent de poche de son anniversaire. « Je ne suis pas particulièrement fan, reconnaît sa mère, mais sa grand-mère, son oncle et sa tante ont toujours adoré. » Que pense-t-il du fait que le personnage principal sera désormais une femme ? « Cela me va !, répond-il sans trop s’étendre. Il est content, car sa cousine pourra jouer le Docteur. »

Pour les deux propriétaires du magasin, cette nouvelle saison est un enjeu d’importance. « J’espère que cela ne va pas abîmer la franchise, que le nouveau Docteur aura du succès, confie Kevan Looseley. Mais on a réussi à tenir quinze ans sans que la série ne soit à l’antenne, alors bon… »

Le nouvel épisode de « Doctor Who », avec Jodie Whittaker, a rassemblé plus de huit millions de téléspectateurs sur la chaîne BBC One. / ANDY SEWELL POUR « LE MONDE »

Il n’était pas le seul à retenir son souffle dimanche, à l’heure de la diffusion. Au Hoop and Grapes, après les cris de joie qui ont accueilli les premières images, un silence religieux s’est installé dans le salon du pub. Une heure plus tard, après beaucoup de rires et quelques larmes, le générique fut accueilli de francs applaudissements.

« Ce n’est qu’un épisode, mais Jodie est déjà fantastique », se félicite John Cook. Un avis partagé bien au-delà de la communauté de fans de Doctor Who : presse dithyrambique, réseaux sociaux conquis et audience au rendez-vous. Pas moins de 8,2 millions de Britanniques étaient, ce soir-là, devant leur poste, le chiffre le plus haut pour la série depuis dix ans. Pari réussi.