Il y a un an naissait sur le réseau Twitter le mot-clé #BalanceTonPorc, lancé par la journaliste Sandra Muller en réaction à l’affaire Weinstein. Depuis, l’idée a été déclinée pour toutes sortes de causes ; si l’on « balance » tant aujourd’hui, « c’est d’abord parce que le coût de l’acte, avec les réseaux sociaux, a littéralement fondu », analyse le sociologue Fabien Jobard, coauteur de Citoyens et Délateurs : la délation peut-elle être civique ? (Editions Autrement, 2005)

Comment qualifier l’attitude consistant à « balancer » sur les réseaux sociaux ? Le terme est généralement associé à un comportement dévalorisant, notamment dans le milieu du crime ou de la délinquance (la balance trahit la loi du groupe). Or, là, le terme prend soudain une autre connotation, plus positive…

Fabien Jobard : Je pense que le terme « balancer » consiste en une opération syntaxique assez subtile qui vise justement à inverser la perspective : « balance » renvoie au milieu criminel et à l’omerta, pour précisément signifier que la masculinité et ses codes produisent in fine un milieu, une chape de plomb, une omerta. En « balançant », les femmes brisent la loi du silence.

#BalanceTonPorc connaît aujourd’hui de nombreuses déclinaisons (#BalanceTonElu, #BalanceTonRaciste, #BalanceTaRoute, etc.). Assiste-t-on à une extension du domaine de la délation ?

Cela fait bien longtemps qu’on a assisté, en tout cas, à une extension du domaine de la dénonciation. Les réseaux sociaux sont des lieux de partage de l’information où le public et le privé, le public et l’intime ont vu leurs frontières sérieusement bouger. Il vaut mieux parler ici d’un nouveau régime de publicité : chacun parle de soi et de son intimité (« aujourd’hui je me fais une purée de carottes à l’ail », etc.). C’est du fait de la constitution de ce nouvel espace public qu’ont émergé les dénonciations dont vous parlez. Dans cet espace public, on voit en effet que la dénonciation de situations (le racisme, le sexisme, l’oppression, etc.) est formulée comme mise à l’index de personnes précises et de circonstances singulières. Ce n’est plus le racisme que l’on dénonce, mais tel patron ayant licencié Mohammed pour des raisons impropres.

Le terme « balancer » recouvre-t-il des comportements pluriels ? La frontière est en effet ténue entre la délation et la dénonciation, entre le délateur et le lanceur d’alerte…

« Délation » est un terme que nous n’avons qu’en français, qui signifie une dénonciation indigne, une dénonciation qui mérite l’opprobre. De ce fait, ce que les uns voient comme comportement civique, les autres le voient comme délation. Il n’y a pas d’arbitrage a priori, c’est une casuistique : chaque cas doit être examiné isolément. Le comportement est-il imaginaire ? La dénonciation a-t-elle pour seule fin de nuire à la personne dénoncée ?

Pourquoi balance-t-on autant aujourd’hui ? Est-ce le signe d’un dysfonctionnement des mécanismes institutionnels, des formes traditionnelles de médiation (justice notamment) ?

Non : c’est d’abord parce que le coût de l’acte, avec les réseaux sociaux, a littéralement fondu. Une recherche sociologique fondatrice avait été faite sur la dénonciation, au tout début des années 1980. Son matériau ? Les courriers de lecteur envoyés à la rédaction du Monde. C’était l’époque où l’acte de dénoncer supposait du papier, une enveloppe, un adressage, un timbre…

Y a-t-il une distinction de nature à faire entre un message qui balance anonymement et un message dont l’auteur assumera son identité ?

La Sécurité sociale ou la Caisse nationale des allocations familiales, qui reçoivent des lettres de dénonciation pointant des perceptions infondées de leur voisin ou de leur cousin, ont mis en place de tels principes de tri : le courrier doit être signé. Toutefois, il est beaucoup de situations où le risque de la dénonciation est tel qu’on ne peut d’abord que passer par la diffusion d’une alerte anonyme, pour mettre la puce à l’oreille et laisser les instances de contrôle (la justice en dernier ressort) enquêter. Il faut dans ce cas que les allégations soient nourries.

Peut-on imaginer qu’émerge une forme de « délation positive », comme il existe une « discrimination positive » ?

Oui, c’est l’alerte que lancent les lanceurs d’alerte.

Une société où on se balance tous les uns les autres est-elle, à terme, vivable ?

Je préfère défendre l’idée que nous vivons dans des sociétés, dans des sous-segments de LA société. Je pense qu’il y a des univers sociaux dans lesquels le quotidien est depuis longtemps très marqué par une attention très forte portée aux comportements individuels, comme les campus universitaires aux Etats-Unis, par exemple. Mais il y a aussi des formes de vie qui suscitent une pression très forte : celui ou celle qui est en permanence connectée sur Facebook et qui consacre une partie considérable de son temps aux ragots sur ses proches et les proches de ses proches s’expose au risque de voir sa vie réelle rongée par sa vie virtuelle. D’autres se prémunissent de ce type de risques. D’autres aussi vivent dans des univers où les comportements racistes ou sexistes, pour reprendre les exemples que vous évoquiez, sont encore bien acceptés, peu exposés à la critique et au risque de dénonciation.