Le Congolais Floribert Anzuluni, coordinateur du mouvement citoyen Filimbi. / DR

Rendez-vous est donné dans une brasserie parisienne. On y retrouve un jeune homme élégant et décontracté qui sirote un verre de rosé en terrasse. Il a gardé l’allure du banquier de Kinshasa spécialisé dans la gestion de risques qu’il fut dans son ancienne vie chez Ecobank, style intello branché. « Je ne vais pas m’habiller comme un pauvre Africain pour faire plaisir à certaines ONG de Paris ou Bruxelles qui nous prennent pour des animaux de foire ou considèrent que je n’ai pas le look du militant », dit-il d’emblée en riant, las des clichés.

Floribert Anzuluni, 35 ans, est inclassable et ça lui plaît. Cet entrepreneur est le coordinateur du mouvement citoyen Filimbi (« coup de sifflet », en swahili), qu’il a cofondé en 2015, année où il a dû quitter son pays, la République démocratique du Congo (RDC), pour échapper à la prison. A peine née, cette nébuleuse de militants qui lutte pour la démocratie s’est retrouvée réprimée et interdite. Ses 500 membres recensés aujourd’hui dans tout le pays sont traqués et contraints à la quasi-clandestinité lorsqu’ils ne sont pas arrêtés, incarcérés et jugés coupables d’« atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat ».

Interroger un responsable sécuritaire de Kinshasa sur Floribert Anzuluni provoque une réponse en un mot : « terroriste ». C’est plutôt chic et ça le fait sourire. Même si, plus sérieusement, il estime désolant d’être considéré ainsi dans un pays où plusieurs ministres et hauts gradés sont visés par des sanctions occidentales pour leur rôle dans la répression de manifestations, et où une centaine de milices armées, intégrant pour certaines des anciens génocidaires rwandais, continuent d’œuvrer dans la zone orientale. Illustration, selon lui, de la profonde crise politique à laquelle doivent répondre – ou non – les élections présidentielle, législatives et provinciales prévues le 23 décembre, avec deux ans de retard.

Des leaders de l’opposition versatiles et vénaux

Depuis Bruxelles, Floribert Anzuluni continue d’orchestrer Filimbi. Avec l’aide de spécialistes réunis au sein des Africtivistes, il a considérablement renforcé la cybersécurité de ses militants – dont quatre sont en prison. Il a aussi réorganisé sa structure en anticipant de futures coupures d’Internet, nouvelle folie des régimes africains pour contrer la contestation et compliquer les rassemblements de rue. « L’arrestation à Kinshasa, en décembre 2017, de notre chargé du réseau nous a fragilisés, même s’il a écrasé son téléphone, ce qui nous a préservés », se contente-t-il d’observer. Il doit se méfier des espions du régime qui infiltrent ses cellules ou le surveillent à l’étranger. Il doit aussi faire attention à leurs partenaires des services secrets occidentaux, qui s’intéressent de plus en plus à ces nouveaux acteurs.

Lui reste plutôt discret et observe avec amusement les militants qui s’épuisent à vilipender le régime de Joseph Kabila sur les réseaux sociaux. Au risque de s’user, de se dévoiler et de réduire son action aux territoires numériques, assure le stratège. « On mène actuellement un gros travail de plaidoyer sur le terrain pour expliquer qu’en l’état, ce processus électoral risque de provoquer le chaos, dit-il. On prépare des actions et on se bat pour que l’opposition ne soit pas le marchepied du régime actuel, qu’elle pérennise sans le vouloir. »

Piloter un mouvement citoyen en RDC ne consiste pas à s’opposer au régime en place, au risque de voir ses membres tués ou emprisonnés. Il faut aussi composer avec des leaders de l’opposition versatiles et vénaux qu’il connaît bien pour les avoir autrefois conseillés dans l’ombre et pour avoir tenté, en vain, de les unir durant la campagne présidentielle de 2011. « Ce projet avait échoué à cause de leur ego, de leur rapport à l’argent et, finalement, de leur manque d’amour du Congo », se souvient-il. Pas plus simple de travailler avec la société civile, « achetée et manipulée par le pouvoir ou l’opposition », ajoute celui qui a, de fait, décidé qu'« il fallait autre chose ».

Floribert Anzuluni ambitionne d’être cette « autre chose », après avoir donné une dernière chance aux caciques de l’opposition conviés sur l’île de Gorée, au Sénégal, en décembre 2015, pour définir une stratégie commune. Là encore, ce fut un échec. « Une expérience », nuance celui qui, par la suite, a tout bonnement refusé de participer aux différents dialogues politiques organisés sous l’égide de l’Union africaine d’abord, de l’Eglise catholique congolaise ensuite. Entre-temps, le « terroriste » s’est vu proposer un poste de ministre par des émissaires du régime et a déjoué les tentatives d’instrumentalisation d’acteurs de l’opposition, voire les manœuvres pour l’acheter avec une offre avoisinant les 500 000 euros. Est-ce là le prix d’un mouvement citoyen ?

Une nouvelle manière de faire de la politique

Aujourd’hui, l’homme s’est éloigné de ces « tocards » de la politique. A Paris, Bruxelles ou Johannesburg, il préfère échanger avec des hommes d’affaires, des diplomates et des intellectuels, les briefer sur la situation de son pays en se tenant à « juste distance » de certains représentants d’ONG, dont il exècre le misérabilisme. On l’imagine plus à l’aise au World Economic Forum que chez des épigones des non-alignés, de qui lui vaut parfois d’être incompris, vilipendé, traité de « bourgeois ».

« On veut créer un nouveau type de citoyen africain et sensibiliser une élite assumée mais qui ne doit plus être déconnectée des réalités, confie-t-il. Si on fait peur au régime de Kabila, c’est justement parce que, parmi nous, il y a des diplômés, des gens qui n’ont pas besoin d’argent car ils travaillent et investissent dans cette lutte pour l’amélioration des conditions de vie des Congolais, ce qui ne se limite pas au départ de Kabila. La bataille se fait contre un système. Et on démontre aux jeunes Congolais que les problèmes du pays ne concernent pas seulement ceux qui en souffrent le plus. »

Le militant se reconnaît volontiers un tantinet rêveur, façon Afrotopia, le livre de l’intellectuel sénégalais Felwine Sarr, qui, devant le gotha des mouvements citoyens du continent réunis à Dakar en juillet, a tracé la route pour « créer des hommes politiques qui changent nos sociétés ». A Paris, où Floribert Anzuluni fait escale en provenance d’Afrique du Sud, il a retrouvé son ami et mentor sénégalais Fadel Barro, qui a donné une conférence à la Sorbonne sur la genèse et l’évolution du mouvement citoyen Y’en a marre, incubateur informel de Filimbi et de beaucoup d’autres en Afrique francophone, du Burundi au Togo en passant par le Mali, le Congo-Brazzaville et le Burkina Faso.

Cette galaxie de militants soudés et décomplexés ne cesse de s’étoffer. Elle réunit des entrepreneurs et des intellectuels, des jouisseurs drôles et philosophes, des exilés et des infiltrés dans leur propre pays, des artistes et des fous géniaux, lucides mais pas aigris. Inventeraient-ils une nouvelle manière de faire de la politique en Afrique ? Floribert Anzuluni veut y croire. Et aspire à exister en RDC autrement que comme un « terroriste » en exil.