Editorial du « Monde ». La première cause de mort par overdose en France n’a pas pour origine l’absorption de drogues illégales, mais celle de médicaments, prescrits au grand jour, par des médecins, dans le but de soulager la douleur de leurs patients. Avec plus de 500 décès chaque année, les traitements opiacés tuent davantage que l’héroïne et la méthadone réunies. Et encore, le chiffre, de l’aveu même des spécialistes, est significativement sous-évalué.

Le fléau est encore loin d’atteindre le stade pandémique des Etats-Unis. En 2017, plus de 48 000 patients ont succombé à une surdose d’antalgiques, un chiffre en constante augmentation. L’ampleur est telle que des études font un lien direct avec le recul de l’espérance de vie aux Etats-Unis, un phénomène inédit depuis la seconde guerre mondiale dans un pays développé.

Les recherches sur des dérivés de la morphine afin de diversifier ses modes d’administration et de réduire ses effets secondaires datent d’une trentaine d’années. Une poignée de laboratoires ont multiplié les brevets à partir d’une molécule qui a longtemps suscité la méfiance du corps médical et des patients car associée à la toxicomanie ou aux soins palliatifs. Mais aux Etats-Unis, un lobbying intensif, un matraquage marketing efficace et un cadre législatif déficient ont réussi à surmonter les réticences, contribuant à banaliser ces médicaments opiacés. Plusieurs centaines de milliers de morts plus tard, les procès contre les laboratoires se multiplient, tandis que les pouvoirs publics américains ont toutes les peines du monde à enrayer le phénomène.

Sensibiliser les médecins généralistes

Il faut se féliciter que la France soit restée, jusqu’à présent, relativement épargnée. La publicité pour un médicament y est beaucoup plus réglementée qu’aux Etats-Unis. Par ailleurs, les prescriptions sont plus encadrées. Les antalgiques les plus puissants sont ainsi classés comme stupéfiants. S’ajoutent enfin des réticences d’ordre culturel. La France a traditionnellement une approche des traitements antidouleurs plus restrictive que les pays anglo-saxons.

Toutefois, les Français ne sont pas immunisés contre les dérives liées au recours à ce type de médicaments. Depuis 2000, le nombre de morts par opiacés a augmenté de 172 %, les hospitalisations ont été multipliées par trois et, en moins de quinze ans, les ventes d’Oxycodone, l’un des principaux produits responsables de l’épidémie américaine, ont bondi de 1 950 %.

Même si les chiffres en valeur absolue restent contenus, cette évolution spectaculaire doit nous alerter. Les abus sur les médicaments psychotropes, comme les benzodiazépines, prescrits au long cours, alors qu’ils sont à l’origine d’effets délétères, montrent qu’il est extrêmement compliqué de lutter contre les mésusages, une fois que les prescriptions se sont généralisées.

Dans le cas des antalgiques, il est nécessaire de redoubler de vigilance. Cela passe d’abord par une meilleure information des patients sur les risques d’addiction auxquels ils s’exposent. Il faut aussi davantage sensibiliser les médecins généralistes. Avec le développement de la médecine ambulatoire, ceux-ci se retrouvent de plus en plus sous la pression de malades qui rentrent chez eux avec des prescriptions présentant des risques d’addiction. Cette prévention est d’autant plus nécessaire qu’il ne faudrait surtout pas tomber dans une diabolisation du traitement de la douleur, alors que l’arsenal thérapeutique reste relativement limité.