Il a grandi dans un monde où « ton meilleur ami peut te tuer d’un instant à l’autre ». Où les enfants ne savent ni lire ni écrire mais connaissent tout des armes. Où il faut choisir entre donner la mort ou la recevoir. A 25 ans, Mohamed Sidibay est un miraculé. L’ancien enfant soldat sierra-léonais, longtemps analphabète, est aujourd’hui l’un des porte-drapeaux du Partenariat mondial pour l’éducation.

Ses conférences sur « le pouvoir de l’école » sont suivies sur les cinq continents. En février, il accompagnait le président français, Emmanuel Macron, lors de sa visite à Dakar consacrée à l’éducation et au climat. « Vingt ans plus tôt, je me baladais avec un AK-47 plus grand que moi », lance-t-il lors de son passage à New York, où il était invité à la cérémonie Goalkeepers, organisée fin septembre par la fondation Bill & Melinda Gates (partenaire du Monde Afrique), pour parler d’éducation en Afrique.

Etrange symbole que ce garçon aux yeux rieurs et au sourire éclatant, dont les souffrances passées sont devenues, dit-il, « une source d’énergie » nécessaire pour agir. « Ne vous méprenez pas, prévient le jeune homme en costume-cravate. J’ai l’air d’aller bien comme ça, mais je suis toujours très en colère. Simplement, j’utilise ma rage pour me battre et aider les gens. »

Bourreau et victime

En réalité, Mohamed Sidibay a combattu toute sa vie. « Pas toujours dans le bon camp », soupire-t-il. En 1997, il survit au massacre dans son village natal, durant la guerre civile qui a ensanglanté la Sierra Leone pendant plus de dix ans (de 1991 à 2002). L’homme qu’il appellera quelque temps après « mon général » exécute tous les membres de sa famille devant ses yeux. Mohamed n’a que 5 ans lorsqu’il plonge dans les affres de la guerre.

Enrôlé de force dans le camp des rebelles avec d’autres enfants du village, le petit garçon devient à la fois bourreau et victime. « A l’époque, plus on avait l’air jeune, plus les chefs nous demandaient d’infliger des atrocités. » Mohamed et les copains de son âge sont shootés en permanence, « à toutes les drogues qu’on trouvait sur notre passage ». Parfois, « on nous violait », dit-il.

Ce long cauchemar éveillé dure jusqu’à la fin de la guerre. Mohamed a 10 ans. Il est libre mais brisé, privé d’identité. « Je pouvais charger des armes à feu les yeux fermés, mais je ne savais pas écrire mon prénom. Il y a quelque chose de très puissant et de malheureux dans le fait d’être analphabète : on ne sait pas qui on est. »

Pris en charge par l’Unicef dans le cadre du programme « DDR » (démobilisation, désarmement et réinsertion), le garçon est placé dans une école primaire à Freetown. Orphelin et sans domicile, il peine à retrouver une vie normale ; comme tous ces enfants soldats transformés en machines de guerre – on en compte près de 250 000 à travers le monde, filles et garçons confondus, selon l’Unicef.

Deux ans plus tard, Mohamed Sidibay est invité à relater son expérience dans deux universités américaines. Il ne montera jamais dans l’avion qui doit le ramener au pays. « Je me suis enfui à l’aéroport de New York avec 40 dollars en poche, mon passeport et quelques mots d’anglais. Je ne voulais plus retourner en Sierra Leone, ce pays qui m’avait tout pris mais jamais rien donné. »

D’un avion à l’autre

Aujourd’hui, l’ancien enfant soldat adopté par une famille américaine est persuadé d’avoir fait le bon choix. « J’ai eu la chance d’être scolarisé et soutenu par ma nouvelle famille. J’ai bossé comme un fou, des nuits entières, pour rattraper mon retard et j’ai pu aller à l’université à temps, raconte Mohamed, qui a obtenu un diplôme de l’université George-Washington. L’école m’a sauvé. J’ai réussi à reprendre le contrôle de moi-même, je peux enfin choisir qui je veux être. Je vais essayer de faire en sorte que tous les enfants du monde puissent bénéficier de cela. »

Sautant d’un avion à l’autre, le militant est finalement retourné à plusieurs reprises en Sierra Leone. La colère s’est dissipée. Dans son pays, il aimerait réformer l’éducation, en particulier la loi interdisant l’accès à l’école aux filles enceintes. Se présenter un jour à l’élection présidentielle ? L’idée ne lui paraît pas insensée. Mais d’abord, il lui faut se former. Mohamed Sidibay est récemment retourné sur les bancs de l’école pour poursuivre un master en droit aux Etats-Unis, car « pour changer la Constitution d’un pays, il faut comprendre la loi ».

Le chemin est encore long. En Sierra Leone, les nombreux enfants soldats livrés à eux-mêmes depuis la fin de la guerre civile n’ont pas tous eu le même destin. Beaucoup sont restés analphabètes, entraînés dans la spirale de la délinquance, avec pour seule aptitude la connaissance des armes. De temps à autre, Mohamed croise ses anciens camarades du « front » dans les rues de Freetown. Il réalise alors sa chance. Car eux ne sont jamais totalement sortis du cauchemar.