Une manifestation anti-Brexit sera organisée samedi 20 octobre à Londres. / DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

C’est un dessin griffonné sur la page de garde de son agenda 2018-2019. Chaque 29 du mois, Amandine N. ajoute un petit trait. D’abord la potence, complètement achevée. Puis le pendu, qu’on devine déjà. « Ça représente parfaitement mon état d’esprit, dit cette Française de 32 ans, qui vit dans le Sussex depuis sept ans. J’attends l’exécution. » Le 29 mars 2019, date à laquelle le Brexit, voté en juin 2016, doit officiellement entrer en vigueur.

Originaire de Chartres, Amandine N. a gagné la Grande-Bretagne pour rejoindre son « amour d’Erasmus », un musicien mancunien « un peu évaporé », rencontré à Barcelone. Son couple n’a pas passé le premier hiver britannique. Son amour du pays, lui, a perduré. « Pour un tas de clichés : l’autodérision, les gazons, les currys et la bière, le sentiment que peu importe si on est jaune, vert, bleu, chauve, unijambiste, on peut tracer sa route sans être regardé de travers », récite mélancoliquement la trentenaire.

A force de rencontres et d’opportunités, cette « éternelle indécise » devenue cuisinière a fini par « construire son petit nid », dans ce pays dont elle pensait qu’il l’avait « acceptée comme l’une des siens ». Où elle se voyait « devenir adulte. Fonder une famille même, qui sait » ? Un sentiment de « confiance » qui lui semble aujourd’hui « presque irréel ».

« A pile ou face »

Dans un appel à témoignages lancé l’an dernier sur Le Monde.fr, Amandine N. expliquait que « tout est devenu un point d’interrogation depuis le référendum ». A moins de six mois du Brexit, et alors que les négociations continuent à Bruxelles mercredi 17 octobre, elle reste « incapable de planifier quoi que ce soit, comme si toute [sa] vie était en pause. »

Autour d’elle, les départs se multiplient – le nombre de citoyens européens en Grande-Bretagne est tombé à son plus bas niveau depuis 2012, selon l’Office for National Statistics. Il y a les amis français repartis à Lyon, l’ancienne collègue espagnole en attente d’un feu vert de l’immigration canadienne, les voisins polonais qui ont mis en vente leur maison depuis des mois. En vain pour l’heure, le marché est saturé dans la région.

Amandine N. a bien les cinq ans d’ancienneté requis pour demander le statut de résident. Mais a-t-elle de quoi le prouver ? « Pas de quittance de loyer, des contrats de travail en dents de scie, des boulots souvent au noir… » soupire-t-elle. Et puis a-t-elle vraiment envie de rester dans un pays « où tous les services publics sont à l’os, où on est de plus en plus mal soigné, et où le Brexit risque de tout empirer ? »

Depuis un mois, la question l’empêche à nouveau de dormir. En sonnerie de téléphone, elle a mis la chanson des Clash Should I Stay or Should I Go ? (dois-je rester ou dois-je partir ?) « Parfois, j’ai envie de jouer la réponse à pile ou face », confesse-t-elle.

« On est laissé complètement seul »

Véronick P., elle, n’en pouvait plus d’être « prise en étau en attendant de savoir à quelle sauce on serait mangés ». « Après deux ans de préparation mentale », elle a sauté le pas. Laissé derrière elle « la maison, la voiture et le mari, pour prendre un billet sans retour. »

Manifestation anti-Brexit à Londres en février 2017. / DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Soixante kilos de bagages et son adolescent sous le bras, elle est retournée « chez maman ». En reconversion, elle espère trouver un emploi rapidement pour permettre à son mari de les rejoindre en France. Avec, comme pour tous ces « malgré-nous du Brexit », la galère administrative qui l’accompagne : inscription à Pôle emploi, rattachement à la Sécurité sociale, rapatriement des fonds de pension, rattrapages scolaires, etc.

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« Il pourrait y avoir plus d’aide et de solutions de la part du gouvernement français », déplore Lydie C., universitaire installée depuis quelques mois aux Pays-Bas, faute d’opportunités professionnelles dans l’Hexagone. « On est laissé complètement seul avec un nombre incalculable de questions sans réponse », déplore cette enseignante-chercheuse de 36 ans. D’autant que « plus on se rapproche de la date du 29 mars, plus c’est chaotique ».

« Conscience sociale et politique »

« L’idée d’être à la merci de la législation m’angoisse complètement », abonde Vanina M., 46 ans, qui vit près de York, dans le nord-est du Royaume-Uni. « Combien serons-nous à ne pas répondre aux critères et aux quotas ? » s’interroge-t-elle. Sur les réseaux sociaux, « on lit tout et n’importe quoi, tout le monde panique », témoigne cette professeure de français dans un collège britannique. Et côté politiciens, « c’est de pire en pire, on a vraiment le sentiment que personne ne sait ce qu’il fait et qu’on va droit dans le mur ».

Expatriée depuis vingt-trois ans, elle ne reste dans le pays « que pour [son] fils », qui devrait bientôt obtenir la nationalité britannique. Mais en cas de « no deal » – c’est-à-dire le scénario du pire entre Londres et Bruxelles –, elle partira, elle qui « a déjà commencé à chercher du travail en France ».

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En attendant, elle continue de regarder son pays d’adoption changer. Répond poliment aux quelques élèves qui lui ont demandé : « Quand est-ce que vous rentrez chez vous ? » Mais le Brexit l’a irrémédiablement changée. Le vote a réveillé chez elle une « conscience sociale et politique ». « J’ai réalisé combien c’est important de participer à la vie politique de son pays », dit celle qui ne rate pas une marche anti-Brexit, dont la prochaine se tiendra le 20 octobre à Londres. « Les manifestations font du bien, parce qu’ensemble on a moins le sentiment d’être des parias », dit-elle, attristée surtout « pour tous ces jeunes qui ne pourront plus circuler librement ».

« On se prépare à des pénuries »

De l’Angleterre « incarnation du multiculturalisme » de sa jeunesse, Alexandra S., 47 ans, ne reconnaît plus grand-chose. Expatriée depuis vingt et un ans, cette dirigeante d’une compagnie d’export à Cambridge ne parle plus français dans la rue. « Pas vraiment par peur, mais pas envie qu’on me regarde de travers », dit-elle.

Avec son Britannique de mari, elle ne « compte plus les engueulades sur le Brexit ». Lui ne se voyait pas partir, et surtout pas sortir leurs deux enfants de leur école internationale. « Il me traitait de dingue d’imaginer toujours le pire. Maintenant que tous les politiques nous préparent psychologiquement à un “no deal”, il me dit que j’avais raison. »

La mère de famille a d’ailleurs « presque honte de l’avouer », mais elle a commencé à « mettre de côté du sucre et de la farine ». « On se prépare à des pénuries, puisque le pays importe 40 % de sa nourriture », rappelle celle qui constate déjà « des hausses importantes des prix dans les supermarchés ». Une amie angoisse d’ailleurs pour son traitement anti-diabète, qui vient des Pays-Bas. « Qu’est ce qu’il va se passer le jour où la frontière sera bloquée ? » anticipe-t-elle.

« Il y a trop de questions sans réponse, c’est le pire d’être dans le flou », soupire-t-elle. Alors, pour « avoir au moins l’impression d’agir », Alexa S. a acheté trois billets Eurostar, pour elle et ses enfants. Des allers simples pour Paris, en date du 28 avril – « pas envie d’être là pour la fête du Brexit et les hypocrisies », justifie-t-elle. Sans savoir encore s’il y aura un billet de retour.

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