Décollage de la fusée Ariane-5 emportant la sonde BepiColombo à destination de Mercure. / JM GUILLON / AP

La nuit était tombée depuis quatre heures sur la Guyane, ce vendredi 19 octobre, quand un soleil incandescent et plus bruyant que dix feux d’artifice se leva à toute allure, faisant flamboyer un ciel d’ébène. Une fusée Ariane-5 s’arrachait du sol, emportant à son bord la mission BepiColombo, sonde double conçue par l’Agence spatiale européenne (ESA) et son homologue japonaise, la JAXA. Pour la première fois, une mission spatiale à destination d’une autre planète, en l’occurrence Mercure, décollait de Kourou. « C’est époustouflant, s’exclamait Günther Hasinger, directeur de la science à l’ESA, aujourd’hui nous avons écrit l’histoire ! » Car c’était aussi la première fois que l’ESA et la JAXA prenaient la route de la plus petite planète du Système solaire.

Vingt-six minutes après le décollage, le directeur des opérations lançait le très attendu « Séparation BepiColombo », signifiant que la sonde s’était détachée avec succès du dernier étage de propulsion et entamait sa route en solo. Salve d’applaudissements. Un des membres de l’équipe restait plus prudent, murmurant : « J’attends que les panneaux solaires soient déployés, et après je me saoule jusqu’à demain... »

Pour BepiColombo, ce lancement ne constitue que le début d’un long, d’un très long voyage. Même si Mercure s’approche parfois à moins de 80 millions de kilomètres de la Terre, il s’avère paradoxalement beaucoup plus rapide de se rendre sur Jupiter qui se trouve pourtant à des centaines de millions de kilomètres de nous. Le paradoxe se renforce quand on sait qu’il faut davantage d’énergie pour atteindre Mercure que pour aller sur Pluton, qui se promène à des milliards de kilomètres... Les lois de la mécanique céleste impliquent en effet qu’il est plus simple de naviguer vers l’extérieur du Système solaire que vers l’intérieur.

BepiColombo - orbit and timeline
Durée : 03:20
Images : ESA

La faute en incombe au Soleil, dont la masse faramineuse crée un puits gravitationnel dans l’espace. Placer une sonde en orbite autour de Mercure, la planète la plus proche de notre étoile, ressemble à un casse-tête car cela revient à lancer une bille dans un entonnoir géant en faisant en sorte qu’elle ne tombe pas dans le trou... Hors de question d’emprunter une trajectoire directe : il serait impossible de freiner et le vaisseau finirait dans la fournaise solaire. Game over. La seule solution passe par un long chemin des écoliers tracé il y a quelques décennies par le chercheur italien Giuseppe « Bepi » Colombo (1920-1984) qui donne son nom à la mission : cette odyssée de l’espace prévoit d’effectuer pas moins de 18 révolutions autour du Soleil, 18 ronds dans l’entonnoir, afin de n’entrer que lentement vers l’intérieur du Système solaire et ne pas finir englouti au fond du puits.

Pour ce faire, la sonde profitera de neuf coups de pouce – appelés « assistances gravitationnelles » – donnés par trois planètes : la Terre en avril 2020, Vénus en octobre 2020 et août 2021, et Mercure elle-même à six reprises entre octobre 2021 et janvier 2025. A chaque coup de pouce, BepiColombo resserrera sa trajectoire qui finira par se confondre avec celle de Mercure en décembre 2025. A ce moment-là, 9 milliards de kilomètres auront été parcourus. La sonde utilisera ses différents moteurs à de nombreuses reprises pour réussir ses rendez-vous planétaires et pour contrecarrer l’accélération due au Soleil. Ainsi que le souligne Nicolas Chamussy, vice-président exécutif d’Airbus Defence and Space à qui l’ESA et la JAXA ont confié la construction de BepiColombo, « au total, le moteur principal à propulsion électrique aura fonctionné deux ans en temps cumulé ».

Défi technologique immense

La gestion des grands panneaux solaires qui alimenteront ce moteur est presque aussi compliquée que le périple de la sonde, explique Frank Budnik, expert en dynamique de vol à l’ESA : « Ces panneaux doivent être inclinés selon un angle bien précis, de façon à recevoir assez de lumière du Soleil pour assurer l’importante demande en énergie du système de propulsion et faire fonctionner le vaisseau, sans pour autant être trop exposés », auquel cas leurs cellules seraient tout bonnement grillées : aux abords de la petite planète, l’énergie reçue de notre étoile est plus de dix fois supérieure à celle qui arrive sur Terre.

Vue d’artiste de BepiColombo en approche de Mercure. / ESA/ATG Medialab/NASA/JPL.

Aller sur Mercure et y travailler revient donc à reproduire le vol d’Icare en essayant de ne pas connaître son sort tragique. Si la mission, dans les cartons depuis les années 1990, ne part qu’aujourd’hui, c’est parce le défi technologique imposé par la proximité du Soleil était immense et qu’il a fallu innover sans cesse pour le relever. Certains matériaux devront ainsi à la fois résister à un froid de -170°C et à un enfer de 450°C. C’est pour cette raison que BepiColombo, en plus de son vaisseau et de ses deux orbiteurs – le Mercury Planetary Orbiter (MPO) de l’ESA et le Mercury Magnetospheric Orbiter (MMO, rebaptisé Mio) de la JAXA – est équipé d’une sorte de coiffe qui assurera une protection thermique pendant tout le voyage.

Couvertures cousues à la main

Celle-ci sera éjectée au moment de l’arrivée autour de Mercure, en décembre 2025, et les deux appareils scientifiques se sépareront pour suivre des orbites différentes. Mio tournoiera sur lui-même – façon de ne pas surchauffer – et, avec ses cinq instruments, étudiera l’environnement externe de la planète (magnétosphère, atmosphère, poussières, vent solaire). Quant à MPO, bardé d’isolations – dont des couvertures cousues main – et doté d’un immense radiateur pour évacuer la chaleur, ses onze instruments se concentreront sur la surface et les entrailles mercuriennes.

Car ne l’oublions pas, si l’on a dépensé 1,7 milliard d’euros pour construire cette mission, ce n’est pas tant pour l’exploit spatial ou l’innovation technologique que pour la science. Même si la NASA a déjà envoyé deux engins vers la petite planète – Mariner 10 dans les années 1970 et Messenger (en opération de 2011 à 2015) –, Günther Hasinger rappelle que Mercure « reste la planète la moins explorée du Système solaire, si on met de côté les géantes de glace Uranus et Neptune, et qu’elle comporte plusieurs mystères ».

Comment expliquer qu’elle soit si sombre ? D’où provient son atmosphère très ténue et comment évolue-t-elle avec le temps ? Qu’est-ce qui explique la présence d’une magnétosphère ? Quid des glaces détectées dans les cratères qui ne voient jamais la lumière du Soleil au pôle Nord (« des glaçons dans un four à pizza » pour reprendre la formule imagée de Günther Hasinger) ? Mercure s’est-elle formée plus loin que Mars comme le suggèrent certains éléments ? Mais, dans ce cas, comment a-t-elle migré là où elle se trouve ? Les réponses sont peut-être au bout du voyage.