La poètesse soudanaise Emtithal Mahmoud, à New York, le 26 septembre. / DR

Elle a fréquenté des Prix Nobel de la paix, confronté des chefs d’Etat, rencontré le dalaï-lama et fait couler des larmes à la tribune des Nations unies. Avant de figurer dans le classement BBC 2015 des 100 femmes les plus inspirantes du monde, la slameuse soudanaise Emtithal Mahmoud n’était qu’une « petite fille qui avait envie de crier mais ne savait pas quoi dire ». C’était dans les années 1990. La petite « Emi », née au Darfour, réfugiée au Yémen puis exilée aux Etats-Unis, a déjà la fibre militante mais ne sait pas par où commencer. « Il y a toujours eu quelque chose qui bouillait en moi, du feu, de la colère. Mais je n’avais pas les outils pour l’exprimer. »

Celle qui est longtemps restée silencieuse est devenue championne du monde de slam en 2015, une compétition de poésie orale arbitrée par un public. Elle y interprète « Mama », un texte écrit quelques heures plus tôt « dans la rage et le deuil ». Sa grand-mère vient de mourir. Elle a survécu à la guerre, à la faim, « mais pas à la maladie parce qu’il n’y a toujours pas les structures nécessaires ». Sortie de son silence, la jeune femme déclame son texte devant une audience abasourdie. Ce jour-là, quelque chose se débloque enfin. Elle respire pour la première fois.

Briser le silence

La poétesse déracinée a découvert la puissance du verbe à l’âge de 7 ans. « Mais ce n’est que récemment que j’ai enfin réussi à parler de mon pays », dit-elle. Du Soudan, elle garde le souvenir traumatique d’un pays déchiré : les cris, les pleurs, les peurs aussi. Elle y est née dix ans avant le début du conflit au Darfour, en 2003. Ses parents, médecins et opposants, fuient le territoire alors qu’elle n’a que 1 an, direction le Yémen. Puis la loterie officielle de la carte verte américaine leur permet de s’exiler aux Etats-Unis. « C’était à la fois un déchirement et la deuxième chance de ma vie : pouvoir étudier. »

Depuis, Emi et sa famille sont retournés chaque été au Darfour. Ils ont assisté aux premiers combats, aux meurtres, aux viols, à la catastrophe humanitaire. « J’ai en tête l’image des soldats qui marchent. Je n’oublierai jamais les conversations de mes proches, lorsqu’ils revenaient à la maison et racontaient les horreurs qu’ils avaient vues dehors. Quand je retournais aux Etats-Unis, tout le monde s’en foutait. »

La jeune rescapée veut briser le silence : elle distribue des tracts dans son école à Philadelphie, organise des manifestations, sensibilise ses camarades. « J’avais 10 ans quand ma mère m’a expliqué ce que “génocide” voulait dire. Ma famille restée au Darfour était presque entièrement décimée, il fallait que je fasse quelque chose à mon échelle. » Le militantisme coule dans ses veines. Ses parents n’ont jamais cessé de lutter contre l’excision. Emtithal Mahmoud est une des rares petites filles de son entourage à échapper à la mutilation génitale. « J’ai eu beaucoup de chance », reconnaît-elle.

Aujourd’hui âgée de 24 ans, la jeune diplômée en anthropologie et en biologie cellulaire de l’université Yale, auteure d’un recueil de poèmes, ne manque aucun grand sommet international. Ambassadrice de bonne volonté de l’ONU, elle intervient au forum de Davos, à l’Assemblée générale des Nations unies, au Women’s Forum à Paris…

Fin septembre, Emi Mahmoud était l’invitée, à New York, de la Fondation Bill & Melinda Gates (partenaire du Monde Afrique), à l’occasion de l’événement Goalkeepers 2018. Charismatique, sûre d’elle, elle rayonne au milieu des « jeunes leaders » africains présents ce jour-là. « Ce n’est pas facile d’être une femme, jeune, noire et musulmane », dit-elle avec cet enthousiasme qui semble ne jamais la quitter. Elle l’assume, ne renonce jamais à sa féminité : Emi ne sort pas sans son voile, porté en turban et accessoirisé d’un collier à fleurs. « Porter le voile n’empêche pas d’être stylée ! », s’amuse-t-elle.

Exutoire collectif

Depuis la côte est des Etats-Unis, où elle a passé la plus grande partie de sa vie, les malheurs du Darfour semblent bien loin. La slameuse soupire. « Je sais qu’on me reproche de ne pas être retournée vivre là-bas, mais je ne cesse de militer pour la paix dans mon pays. Et tant que j’écris, tant que je permets à mes compatriotes de s’exprimer, c’est le plus important. Mes textes ont pour but de toucher tous les Soudanais, y compris la diaspora exilée. »

Depuis deux ans, Emtithal Mahmoud organise des séances de discussion (« peace talks ») à travers le Soudan, où elle se rend plusieurs fois par an. « J’ai voulu créer un espace sûr où les gens peuvent parler, vider leur sac après avoir été longtemps forcés à garder le silence. Et puisque les médias ne parlent pas de la situation au Darfour, j’ai voulu donner la parole à la population elle-même. » Comme un exutoire collectif, en marge du temps, le slam permet de renouer avec le passé, tisser des liens, partager des mots.

En février, Emtithal a organisé une marche de plus de 1 000  km, du Darfour à Khartoum, pendant trente jours. « Je pensais marcher seule, mais des milliers de personnes m’ont rejointe, parfois au milieu des chars de combat. Certains n’étaient jamais sortis de leur camp de réfugiés. Je voulais montrer que le Soudan était de nouveau sûr, que les gens pouvaient rentrer chez eux. »

Malgré son sourire infatigable, il y a dans ses yeux une tristesse profonde. Avec le slam, les mots font office de bouée de sauvetage. « Mais il y a encore des choses que je n’arrive pas à dire. C’est le cas de millions de Soudanais. »