L’usine Lactalis de Craon, dans la Mayenne. / DAMIEN MEYER / AFP

Le géant de l’agroalimentaire Lactalis a-t-il sciemment écoulé des tonnes de poudre de lait malgré des risques de contamination à la salmonellose ? C’est ce qu’affirme Le Canard enchaîné, qui écrit dans son édition du mercredi 24 octobre que 8 000 tonnes de lait en poudre sortant de l’usine Célia de Craon (Mayenne) ont été utilisées, entre février et décembre 2017, dans des préparations industrielles comme des flans ou des glaces. Sur cette même période, l’établissement était pourtant l’épicentre d’un scandale de contamination de dizaines d’enfants à la salmonelle.

L’hebdomadaire satirique s’appuie sur des « documents fournis par la préfecture de Mayenne », récemment rendus publics par la commission d’accès aux documents administratifs à la suite des demandes en ce sens de l’Association des familles victimes du lait contaminé aux salmonelles (AFVLCS). Cette dernière a évoqué dans un communiqué « de nouvelles découvertes pour le moins inquiétantes que l’industriel a tenté de dissimuler au public » :

« Alors que tous les produits infantiles fabriqués à l’usine de Craon depuis avril 2017 ont été retirés et rappelés de la vente, suspectés d’être contaminés aux salmonelles, la poudre de lait fabriquée dans la même usine à la même période et destinée aux préparations industrielles (glaces, pâtisseries, etc.) a été écoulée sans encombre et sans que quiconque chez Lactalis ne vienne à s’interroger sur sa salubrité. »

« Mépris vis-à-vis des consommateurs »

« Fabriquée dans les mêmes tours de séchage, cette poudre de lait ne peut pourtant pas être vierge de tout soupçon de contamination », souligné Quentin Guillemain, président de l’association, pour qui, « une nouvelle fois, Lactalis démontre son irresponsabilité et son mépris vis-à-vis des consommateurs et de leur santé ».

Des accusations que Lactalis « dément et condamne fermement », les jugeant « sans fondement » :

« Les 8 000 tonnes visées par “Le Canard enchaîné” ont été fabriquées sur la tour 2, non objet de la contamination, et conditionnées sur un circuit d’ensachage indépendant. Aussi, en toute transparence avec les autorités, ces produits n’étaient pas concernés par le retrait-rappel. »

Une défense pourtant contredite par le compte-rendu de la commission des affaires économiques, qui a longuement auditionné la directrice de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). On peut y lire qu’il y a eu « détection de la bactérie dans l’environnement de la tour n° 2 ».

Le ministre de la transition écologique, François de Rugy, a rappelé sur LCI qu’« il y a une procédure judiciaire en cours par rapport aux faits qui concernaient le lait infantile. Si jamais Lactalis a essayé de frauder par rapport aux consignes qui lui avaient été données, évidemment elle doit être condamnée ».

Information judiciaire

Ces nouvelles accusations pourraient alourdir celles qui pèsent contre le géant de l’agroalimentaire. Début octobre, après plus de neuf mois d’une vaste enquête préliminaire, le parquet de Paris a en effet annoncé l’ouverture d’une information judiciaire dans ce scandale, qui avait touché au total 53 nourrissons en France.

L’affaire avait ébranlé l’industriel l’hiver dernier : une alerte avait été donnée à la fin novembre 2017, après l’observation d’un nombre anormalement élevé de cas de salmonellose chez des nourrissons. Cette bactérie, qui provoque le plus souvent une gastro-entérite bénigne, peut avoir des conséquences extrêmement graves pour les plus jeunes. Le ministère de la santé avait alors diligenté une enquête dans l’entreprise Lactalis de Craon, qui exportait des produits dans 83 pays. Début décembre, la contamination à la salmonelle est confirmée. Dès le 2 décembre, Lactalis procède au rappel de 12 lots fabriqués dans cette usine, puis la suspension totale de l’activité sur le site mayennais.

Dans le même temps, la direction générale de la concurrence, de la DGCCRF et les services vétérinaires poursuivent leurs contrôles. Le 21 décembre, des traces de salmonelles sont détectées dans un atelier de fabrication, laissant penser à une contamination générale du site. Lactalis annonce alors de nouveaux retraits de lots de lait infantileAu total, 1 345 références sont retirées des rayons pour risque de contamination à la salmonelle.

Mais la consigne tarde à passer, et de nombreuses enseignes de la grande distribution, des pharmacies et des hôpitaux continuent de commercialiser ces lots. Un raté qui déclenche la colère de Bercy. D’autant que de nouvelles informations du Canard enchaîné tendent à prouver que Lactalis a constaté l’existence des salmonelles sur les carrelages et du matériel de nettoyage dès le mois d’août 2017.

Retour en rayons

C’est tout ce mécanisme de responsabilité que devra déterminer l’enquête ouverte par le pôle santé publique du parquet de Paris. L’information judiciaire contre X porte sur des soupçons de « tromperie sur les qualités substantielles des marchandises », « inexécution par exploitant du secteur alimentaire de procédure de retrait ou de rappel d’un produit préjudiciable à la santé » et « blessures involontaires ayant entraîné une incapacité inférieure ou égale à trois mois ».

L’usine de Craon a repris son activité début juillet. Le 18 septembre, le ministère de l’agriculture a autorisé le retour en rayon des laits infantiles du groupe. Mais pour son retour en grande surface, Lactalis devrait faire une croix sur sa marque Milumel, jugée trop impactée. Le groupe de Laval devrait commercialiser ses produits sous la marque Celia, du nom de l’entreprise rachetée en 2006 par Lactalis, alors propriétaire de l’usine de Craon.

L’ONG Foodwatch a dénoncé la reprise « inacceptable » de la commercialisation des laits infantiles Lactalis. « L’enquête judiciaire préliminaire est toujours en cours. Et les conclusions de la commission d’enquête parlementaire n’ont même pas encore été prises en compte. Il serait très grave que Lactalis et tous les acteurs impliqués s’en tirent en toute impunité », dénonce Karine Jacquemart, directrice générale de Foodwatch.