Jamais depuis l’élection d’Emmanuel Macron les médecins n’avaient condamné de façon aussi forte et aussi unanime une réforme touchant le système de santé. A l’origine de cette colère, l’adoption par les députés, le 17 octobre, en commission des affaires sociales, d’un amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) prévoyant d’expérimenter sous certaines conditions la délivrance sans ordonnance par les pharmaciens de médicaments à prescription médicale obligatoire.

« Ça commence à suffire ! On ne transforme pas le système de santé en enlevant des compétences aux médecins pour les donner à des professionnels qui ne les ont pas dans leur périmètre ou dans leur formation ! Il y a un moment où il faut que les choses s’arrêtent ! », assure au Monde Patrick Bouet, le président de l’Ordre national des médecins, alors que le PLFSS est débattu par les députés en première lecture jusqu’au vendredi 26 octobre. « Lassé » et « déçu », M. Bouet dénonce une « surenchère d’amendements proposant des expérimentations ne s’inscrivant pas dans une stratégie de réforme du système de santé ».

Le dispositif adopté en commission est perçu par les médecins comme une atteinte à deux de leurs prérogatives fondamentales : le diagnostic et la prescription.

L’amendement prévoit d’autoriser à partir du 1er janvier 2019 et pour une durée de trois ans les pharmaciens de deux régions à délivrer des médicaments « dans le cadre d’un protocole médical et de coopération conclu avec le médecin traitant et les communautés de santé des structures coordonnées », autrement dit un accord local sur une forme de délégation de compétence. Pour se prononcer sur une demande de patients, les pharmaciens pourront se référer à un « arbre décisionnel » élaboré avec des médecins. Les médicaments concernés seront eux définis par arrêté ministériel.

« Confusion des rôles »

Parmi les pathologies qui pourraient donner lieu à de telles délivrances, la députée Delphine Bagarry (LRM, Alpes-de-Haute-Provence), à l’origine de l’amendement, a cité la cystite (infection urinaire), la conjonctivite ou l’eczéma. « Ce sont des demandes quasi quotidiennes », explique Carine Wolf-Thal, la présidente de l’Ordre des pharmaciens, favorable à une telle initiative. « Je comprends l’inquiétude des médecins, dit-elle. L’idée n’est pas de faire sans eux, mais de sécuriser ce que les pharmaciens peuvent faire. A un moment, il faut être pragmatique par rapport aux problèmes d’accès aux soins que vivent les Français. »

« Que faire lorsqu’une femme se présente en soirée avec les symptômes d’une cystite ?, demande Mme Wolf-Thal. J’ai eu ce type de demande lors de ma garde dimanche dernier. Il était 14 heures. J’ai dû demander à cette femme d’aller aux urgences faire un test. Elle est revenue à 18 heures après avoir attendu quatre heures à l’hôpital. Mais certains confrères, après avoir consciencieusement interrogé la patiente, délivrent le sachet d’antibiotique sans ordonnance médicale. »

Les médecins, qui ont déjà dû se résigner à voir les pharmaciens autorisés à vacciner les personnes majeures contre la grippe – ce qu’ils avaient combattu au moment de la loi santé de Marisol Touraine en 2015 –, voient aujourd’hui dans cette expérimentation une nouvelle étape de la « vente à la découpe de la profession », selon la formule de MG France, le premier syndicat de médecins généralistes, qui dénonce une « confusion des rôles ».

« Quand on commence à mélanger les rôles et les missions de chacun, ça ne peut qu’engendrer des erreurs de diagnostic et de mauvaises prises en charge », assure Jean-Paul Ortiz, le président de la CSMF, le premier syndicat chez les médecins libéraux. « Une cystite peut par exemple cacher un début d’infection du rein ou un calcul enclavé », dit-il.

« Arrêtons de vouloir faire changer les pharmaciens de métier, si les pharmaciens veulent faire médecin, qu’ils fassent médecine ! », lance Jean-Paul Hamon, le président de la Fédération des médecins de France, lui aussi très « énervé » contre « cette offensive constante qui vise à grignoter des activités médicales » aux médecins.

La mesure, qui figurait dans les préconisations du rapport du député (LRM, Charente) Thomas Mesnier pour améliorer l’accès aux soins non programmés, a reçu un soutien net de la ministre de la santé, Agnès Buzyn. « L’expérimentation mérite toujours d’être menée, et d’être généralisée s’il s’avère qu’on ne fait pas prendre de risque à la population », a-t-elle déclaré aux Echos le 23 octobre. Les médecins, eux, mûrissent leur contre-attaque et espèrent que la mesure sera supprimée lors de l’examen du PLFSS au Sénat.