Des œuvres originaires du royaume du Dahomey, dans l’actuel Bénin, au musée du Quai Branly, à Paris, en juin 2018. / GERARD JULIEN / AFP

Tribune. A Ouagadougou, le 28 novembre 2017, le président français, Emmanuel Macron, déclarait : « Je veux que d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. » Près d’un an plus tard, nous fêtons les 40 ans de la naissance du comité de l’Unesco pour la restitution des biens culturels à leur pays d’origine. C’est l’occasion de nous interroger sur les moyens dont nous disposons pour atteindre cet objectif.

Si les quatre années qui restent paraissent longues à certains, elles semblent irréalistes à d’autres. Le comité de l’Unesco a jusqu’ici manqué d’efficacité, et ce n’est pas par hasard : le chemin qui mène à la mise en place d’un droit de restitution d’œuvres d’art est parsemé d’écueils.

Exiger de l’Etat ces restitutions, c’est toucher à près d’un demi-millénaire de tradition juridique française. Le principe d’inaliénabilité des biens de l’Etat remonte à l’édit de Moulins, en février 1566. En conséquence, les œuvres qui figurent dans les collections publiques des musées français et dont l’utilité publique n’est pas discutée sont inaliénables. Il faut donc revenir sur cette règle pour alimenter le patrimoine d’un pays africain. Mais qu’est-ce qui justifie la volonté politique d’y aboutir ?

Il y a évidemment les cas de pillage, dans le contexte colonial, et aussi le problème particulier des restes humains, qui repose sur une autre justification. Mais ne souhaitons-nous pas aussi réparer, à travers le mécanisme de la restitution, le résultat de traités ou de rapports économiques inégaux, d’achats faits en toute légalité à vil prix ?

A qui rendre ces biens mal acquis ?

Cette question en appelle une autre : à qui doit-on rendre ces biens mal acquis ? Au « pays d’origine », nous dit-on. Mais on sait qu’en Afrique, les frontières étatiques héritées du colonialisme ne tiennent pas compte de la répartition géographique des populations auxquelles on pourrait rattacher certains objets. Ainsi, pour le peuple soninké, dont le mouvement migratoire, initié en Mauritanie autour de l’an mil, se termine au Mali, dans les falaises de Bandiagara, doit-on retenir le pays d’origine ou celui d’arrivée ? Quel pays d’origine pour une œuvre tchamba ou losso, dont l’ethnie se distribue géographiquement entre le Cameroun et le Togo ?

Enfin, faut-il nécessairement qu’un bien culturel soit réclamé par un Etat pour lui être restitué ? La France ne risque-t-elle pas d’user de ce droit de restitution à la manière d’un soft power afin de favoriser le dialogue avec un pays dans son agenda politique ? Et quid d’un Etat dépendant qui n’oserait pas réclamer ?

On l’a compris, l’instauration d’un droit de restitution pur et simple de biens culturels au pays d’origine d’ici quatre ans sera difficile. Ne serait-il pas possible d’imaginer des mécanismes systématiques qui participent aux objectifs de la restitution tout en soulevant moins de difficultés ?

Car que cherche-t-on finalement ? Certes, d’abord la compensation d’une inégalité dans la répartition géographique du patrimoine culturel, notamment africain. Lorsqu’une exposition d’art africain se tient au musée du Quai Branly, presque tous les objets exposés proviennent de collections publiques ou privées occidentales. Ce qui n’est pas le cas des expositions concernant les autres continents.

Mais la restitution entend aussi réparer une inégalité d’ordre pécuniaire. La plupart des objets ont été acquis pour rien, lorsqu’ils n’ont pas été pillés ou volés. Or la valeur marchande de l’objet d’art africain n’a cessé d’augmenter au cours du dernier siècle, pour atteindre des montants inimaginables. C’est aussi cette injustice que la restitution entend réparer, même si on le souligne moins.

Restes humains et butins de guerre

En attendant qu’une approche intégrale d’un droit de restitution visant à la fois les restes humains, les biens spoliés et les butins de guerre voie le jour, la France pourrait d’ores et déjà entreprendre de répondre à ces revendications de justice en étendant à l’Afrique deux lois qui protègent son patrimoine culturel et les intérêts de ses artistes : le droit de préemption et le droit de suite.

Lorsqu’un bien culturel est mis en vente aux enchères en France, le Code du patrimoine prévoit que l’Etat dispose du droit de se substituer à l’acheteur à l’issue des enchères. En 1996, grâce à ce droit de préemption, 127 biens culturels sont venus compléter les collections publiques françaises. Ne pourrions-nous pas étendre ce droit à tous les pays d’Afrique ? Lorsqu’une œuvre d’art tribal africaine serait mise aux enchères, le pays d’origine se verrait offrir un droit de préemption dudit bien.

Un précédent historique existe. L’accord franco-monégasque du 1er août 1977 sur la protection des patrimoines historiques et culturels instaure un droit de préemption s’appliquant aux biens culturels mis en vente sur le territoire des deux pays. Le 7 novembre 1991, lors d’une vente aux enchères parisienne, un tableau du peintre Van Dongen, Le Lévrier bleu, a ainsi pu être préempté au nom de l’Etat de Monaco.

Certes, le pays préempteur, jouissant de modalités d’acquisition privilégiées, doit payer l’œuvre. On peut cependant penser que cela constituerait un bon test de motivation. On se rappellera les chefs-d’œuvre de la collection du musée de Tervuren rendus par la Belgique au président Mobutu, dans les années 1970, et rapidement retrouvés sur le marché de l’art, y compris en Belgique ! Cette question de l’inégalité pécuniaire pourrait par ailleurs être prise en charge au moins en partie par l’autre mécanisme imaginable.

Les prix des œuvres se sont envolés

Il s’agirait d’étendre le « droit de suite » aux œuvres d’art de certains pays étrangers, notamment africains. Le droit de suite appliqué en Europe a pour objet de permettre à un auteur de bénéficier de l’appréciation de ses œuvres en cas de revente. Un pourcentage du prix de la revente est prélevé puis reversé à l’artiste ou à ses héritiers.

Les prix des œuvres d’art africain se sont envolés depuis quelques décennies. Le 11 novembre 2014, lors d’une vente Sotheby’s, le seuil des 10 millions d’euros a été franchi pour une statuette deble (senoufo). Si le pourcentage du droit de suite étendu aux œuvres d’art africain avait été fixé à 3 %, sans plafond, le bénéficiaire de ce droit aurait perçu la somme de 360 000 euros grâce à la vente de cette statue. Les enchères millionnaires étant légion de nos jours, on mesure immédiatement l’intérêt de ce mécanisme. Ce qui est de l’ordre du pourboire pour un milliardaire peut être significatif pour d’autres : en 2013, le PIB par tête de la République démocratique du Congo (RDC) s’élevait à 87 dollars.

Bien entendu, des aménagements techniques seront nécessaires : pourcentage, plafond ou non, durée, etc. La principale difficulté sera de déterminer quel est le bénéficiaire de ces droits. Mais outre que cette difficulté est déjà présente en cas de restitution pure et simple, on pourrait imaginer que des entités légales représentant des peuples soient le bénéficiaire de ce droit de suite revisité. Ces entités pourraient d’ailleurs participer au rachat des œuvres lors de l’exercice de son droit de préemption par un Etat. Ainsi, le droit de préemption octroyé aux Etats et le droit de suite à des acteurs non étatiques constitueraient un dispositif à deux faces complémentaires.

Cette approche a plusieurs avantages : elle permet de contourner l’obstacle de l’inaliénabilité du domaine public, elle soustrait cette question au jeu géopolitique plus ou moins trouble des Etats et elle corrige les inégalités du passé, mais aussi celles de l’avenir. Et surtout, elle ne se focalise pas uniquement sur la question du patrimoine de l’Etat, alors qu’une très grande quantité de chefs-d’œuvre de l’art africain se trouvent entre des mains privées. En outre, elle pourrait faire de cette question un laboratoire passionnant de l’universalisation de certains droits, enjeu essentiel de l’avenir dans un contexte de mondialisation toujours plus poussée.

N’est-il pas temps pour la France de traiter les peuples envers qui elle se reconnaît une dette historique comme elle se traite elle-même et de leur permettre de protéger leur patrimoine culturel et les intérêts de leurs artistes de la même manière qu’elle protège les siens ?

Luc Saucier est avocat aux barreaux de New York, Paris et Bruxelles.