Arthur, le héros de « RDR2 », en contre-jour. / ROCKSTAR GAMES

Il y a le feu à la plus célèbre tour d’ivoire du jeu vidéo. Depuis mi-octobre, les dirigeants de Rockstar Games, le label à l’origine de Grand Theft Auto et Red Dead Redemption, sont dans la tourmente. Motif : après deux décennies d’une culture d’entreprise des plus harassantes, les conditions de travail au sein des différents studios de la marque sont désormais mises sur la place publique, obligeant le célèbre label à réagir.

Le 15 octobre, Dan Houser déclenchait involontairement la polémique en évoquant des semaines de cent heures. Le lendemain, Le Monde témoignait des surcharges de travail, de l’ambiance toxique et du peu de considération pour les employés des studios, notamment à Rockstar Lincoln, en Angleterre. Le 23 octobre, le site américain Kotaku publiait à son tour une enquête accablante, basée sur près d’une centaine de témoignages, attestant de l’attachement sincère de nombreux salariés à la marque autant que d’un management par le chantage et de rythmes professionnels toxiques pour la santé familiale et psychique.

Ex-rois de la communication

C’est la plus grave crise à laquelle ait jamais été confronté Rockstar Games, ce label mythique créé en 1998 par Sam Houser. Jusqu’à présent, cet ancien producteur de musique, maestro de la communication, avait réussi à faire de la marque une référence mondiale du jeu vidéo, et une compagnie nourrissant les fantasmes.

Rockstar ne s’est par exemple jamais déplacé au Salon mondial annuel du jeu vidéo à Los Angeles, l’E3. Selon les frères Houser, leurs jeux n’ont pas besoin de ça. A l’image de ce simple “R*” de son logo, Rockstar est une marque qui aime autant être au centre des attentions que cultiver le mystère et se faire désirer. Cela fait d’elle un label atypique dans le jeu vidéo, et la première entreprise à s’être approprié le jeu de la viralité sur les réseaux sociaux. En 2007, c’est par une simple bande-annonce sur YouTube qu’elle annonce GTA IV, à une époque où il était encore de coutume d’annoncer les jeux dans la presse spécialisée. En 2016, elle officialise le développement de Red Dead Redemption 2 d’un simple Tweet montrant un R noir sur fond rouge. Retweeté 100 000 fois, il suffira à faire bondir l’action de la maison-mère, Take Two, à Wall Street.

Pour Benoît Deniau, qui a monté l’antenne française de Take Two et travaillé avec Sam Houser à son arrivée, cette culture du secret est intimement liée au passé de ce dernier dans l’industrie de la musique. « Il a appris le marketing avec des groupes comme Gorillaz, et l’idée qu’un album pouvait sortir dans la surprise la plus totale, sans que personne ne sache qu’il était en projet ».

Le couac des « elfes »

Culte du secret, information au compte-gouttes, maîtrise de l’agenda médiatique : en dépit des tribunes se plaignant anonymement, dès le début des années 2010, de conditions de travail parfois erreintantes les Houser n’avaient jusqu’à présent jamais dérogé à leur manière de communiquer. « Je pense que chez nous ça vient de la mauvaise expérience des frères Houser avec les médias lors des divers procès et affaires qu’ils ont eus, et récemment le documentaire de la BBC [diffusé en 2015, il avait été publiquement critiqué par Rockstar] les a encore plus renfrognés, je pense. C’en est parfois flippant », témoigne un employé de l’entreprise interrogé par Le Monde. Rockstar est notoirement connue pour le climat de paranoïa qui y règne.

Très récemment, Dan Houser a réitéré son attachement à cette politique, qu’il estime bénéfique à l’utilisateur des productions. « Sam et moi en parlons beaucoup, et c’est juste que les jeux restent quelque chose de magique », explique-t-il dans un portrait de GQ :

« C’est comme si les jeux vidéo étaient faits par des elfes. Vous allumez l’écran et il y a ce monde qui existe dans la télévision. Je pense que vous gagnez à ne pas savoir comment ils sont faits. Autant on perd quelque chose de considération du travail, autant le plaisir du joueur en est augmenté. Ce qui est le plus important. »

Sauf que depuis deux semaines, les elfes ont sorti leurs colts. Comme le relève le journaliste américain Jason Schreier, spécialiste des conditions de travail dans l’industrie du travail, « si les jeux sont perçus par les fans comme étant “faits par des elfes”, alors les employés seront toujours remplaçables ». Rami Ismail, cofondateur du studio indépendant Vlambeer, a également épinglé cette déclaration. « Les jeux ne sont pas magiques parce que les gens ne savent pas comment ils sont faits. Ils sont magiques parce que des personnes de talent réalisent un travail complexe pour s’assurer que l’illusion fonctionne. »

3 000 contributeurs remerciés

Depuis les débuts de cette polémique, les lignes commenent toutefois à bouger. Le 23 octobre, en pleine tourmente après l’affaire des 100 heures travail par semaine », le label a remercié publiquement une liste de 3 000 collaborateurs, directs ou indirects – un geste inattendu, alors que sur L.A. Noire, en 2011, la société avait été accusée d’avoir supprimé du générique de fin une centaine de salariés partis en cours de développement.

Le studio a par ailleurs envoyé un e-mail en interne pour autoriser ses employés à prendre publiquement la parole sur leurs conditions de travail, là encore une première inédite dans l’histoire de ce groupe.

Interrogé le 11 octobre dernier par Libération, Dan Houser, cofondateur et ponte créatif de Red Dead Redemption 2, assumait encore de ne pas vouloir être pris en photo. Lorsque le journaliste Bruno Icher le questionnait sur l’identité de l’auteur du jeu, il répondait de manière quasi prémonitoire :

« A Rockstar, [il y a ] une cinquantaine de personnes qui travaillent en très étroite collaboration et si nous voulons faire de meilleurs jeux, il faut aussi mieux collaborer les uns avec les autres. »