Christophe Donner publie « Au clair de la lune » aux éditions Grasset. / GRASSET

LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, plongez aux origines des civilisations, de la photographie, de l’amour et de la sauvagerie humaine.

ARCHÉOLOGIE. « Une histoire des civilisations », sous la direction de Jean-Paul Demoule, Dominique Garcia et Alain Schnapp

Une histoire des civilisations, qui rassemble les contributions de quelque soixante-dix chercheurs, a pour ambition d’embrasser le parcours des sociétés humaines depuis l’émergence du genre Homo jusqu’à la globalisation actuelle.

On pourrait presque voir comme une provocation, alors que les archéologues ont longtemps été considérés comme de simples supplétifs des historiens, cette volonté de prendre à bras-le-corps rien de moins que le destin de l’humanité. Mais cette approche se justifie par les nombreuses évolutions que la discipline a connues au cours des dernières décennies.

L’archéologie est notamment la seule discipline capable de retourner aux racines de l’humanité. La notion usuelle de « civilisation » est ainsi révisée, revisitée. Les maîtres d’œuvre ont pris soin de ne pas tomber dans le piège de l’européocentrisme et, au fil des chapitres, le lecteur se promène dans l’Inde ancienne, fait connaissance avec la métallurgie de l’Afrique subsaharienne au Ier millénaire avant notre ère ou assiste à la naissance de l’Etat russe au IXe siècle. On navigue dans l’espace et le temps sur la grande barque de l’humanité, en s’interrogeant sur son propre rapport au passé. Pierre Barthélémy

« Une histoire des civilisations. Comment l’archéologie bouleverse nos connaissances », sous la direction de Jean-Paul Demoule, Dominique Garcia et Alain Schnapp, La Découverte/INRAP, 608 p., 49 €.

ROMAN. « Au clair de la lune », de Christophe Donner

C’est l’histoire de deux génies méconnus, de deux injustices. Le premier, Joseph Nicéphore Niépce (1765-1833), inventa le procédé héliographique, ancêtre de la photographie ; mais c’est son associé Louis Daguerre qui en récolta les fruits et la célébrité. Le second, Edouard-Léon Scott de Martinville (1817-1879), fut le premier à réaliser un enregistrement de la voix humaine ; mais, lui aussi, se fit déposséder, par Rudolph Koenig puis par Thomas Edison.

Deux inventeurs dont les réalisations ont changé le monde, mais qui resteront étrangement dans l’ombre, loin de la fortune et du succès promis. Onze ans après Un roi sans lendemain (Grasset), qui s’attachait à la figure de Louis XVII, l’oublié de la Terreur, Christophe Donner se consacre ici à deux autres oubliés de l’histoire, deux hommes crédules et discrets, empreints de sérieux et de gravité, dont d’autres parviennent facilement à se jouer.

Dans ce texte marqué d’une douce mélancolie, Donner délaisse l’autofiction, le sexe et la violence, pour conter une histoire comme on berce un enfant. Et, dans la lumineuse sobriété du récit, son impeccable tenue, on devine comme un soulagement, celui d’échapper un temps à l’introspection. Même si l’on retrouve ici toutes les thématiques qui irriguent son œuvre : les liens familiaux, la brutalité d’un père, l’innocence blessée, celle de « l’enfant perdu » qu’il a été. Solenn de Royer

« Au clair de la lune », de Christophe Donner, Grasset, 336 p., 19,50 €.

ROMAN. « Sous les branches de l’udala », de Chinelo Okparanta

Le titre du premier roman de Chinelo Okparanta provient d’une légende. Elle dit que les esprits des enfants flottent au-dessus des branches des udalas (Chrysophyllum albidum) et rendent fertiles les femmes qui s’assoient à leur pied. Un flash-back à la fin du livre montre la narratrice, Ijeoma, s’y installant avec une camarade de classe, qu’elle regarde mi-amusée, mi-consternée, comme si elle se demandait : être une femme, n’est-ce que cela ?

Roman d’apprentissage incarné par une héroïne découvrant son homosexualité dans une famille et une société qui la réprouvent, Sous les branches de l’udala se lit aussi comme une pétillante réflexion sur le devenir du Nigeria. Ijeoma y fait, très jeune, l’expérience de l’intolérance, quand elle rencontre Amina. Ijeoma est igbo et chrétienne, Amina est haoussa et musulmane. Leur amour, comme une bombe, souffle tout autour d’elles.

Ijeoma puise des forces dans la sagesse de son père. Cet homme doux lui avait appris le sens du mot « allégorie » : « Ça sert à illustrer (…) un concept si considérable que nous ne saisissons pas toujours la pleine étendue de son sens. » S’il faut chercher le sens, c’est que tout est discutable, la Bible comme l’idée que les femmes ont une unique vocation, une seule orientation sexuelle. Voilà qui sauvera Ijeoma, héroïne spirituelle et battante qui marque longtemps les esprits. Gladys Marivat

« Sous les branches de l’udala » (Under the Udala Trees), de Chinelo Okparanta, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, Belfond, 384 p., 22 €.

ROMAN. « A ce point de folie », de Franzobel

Le drame des migrants qui se noient par milliers en Méditerranée a peut-être trouvé une métaphore efficace grâce au roman que l’écrivain et homme de théâtre autrichien Franzobel consacre au drame du radeau de La Méduse, immortalisé en 1818 par Géricault.

Une frégate de ce nom s’échoua en effet sur un banc de sable, en 1816, au large de l’actuelle Mauritanie. La moitié des naufragés, soit deux cents personnes, fut abandonnée à l’épave et à un radeau de fortune.

Quand les secours parvinrent à atteindre ce dernier, ils recueillirent quinze survivants seulement. Entre-temps, les naufragés, à la dérive sur l’Atlantique, avaient vécu des scènes atroces de massacres. Ceux qui étaient censés apporter la raison à l’Afrique avaient, devant ses côtes, sombré dans l’ensauvagement et le cannibalisme.

Faut-il voir dans cet épisode, qui a frappé ses contemporains, une pierre d’achoppement de la culture des Lumières ? Tel semble être le message que l’auteur nous invite à méditer. Pour cela, il a su passer au crible d’une tradition littéraire très autrichienne, pleine d’humour grinçant, cette histoire française.

Loin de lire une pâle imitation de Stevenson ou de Melville, on se retrouve dans un réel à la Elfriede Jelinek, peu à peu défiguré par le grotesque. Un réquisitoire contre l’inconscience face à la barbarie et son ressac. Nicolas Weill

« A ce point de folie. D’après l’histoire du naufrage de “La Méduse” » (Das Floss der « Medusa »), de Franzobel, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, Flammarion, 520 p., 22,90 €.

HISTOIRE. « Ils étaient juifs, résistants, communistes », d’Annette Wieviorka

C’est un roman vrai et un exercice accompli de micro-histoire : celle de jeunes juifs dont les parents avaient fui, dans l’entre-deux-guerres, la misère et l’antisémitisme qui régnaient en Pologne et en Roumanie pour se réfugier en France. Sous l’Occupation, devenus résistants dans la section juive de la Main-d’œuvre immigrée (MOI), l’organisation pour les immigrés du Parti communiste français (PCF), ils menèrent la lutte armée à Paris, Lyon et Grenoble.

Le talent d’Annette Wieviorka est de reconstituer ces parcours individuels en leur rendant toute leur densité humaine, sans dissimuler les moments d’aveuglement politique – notamment à l’occasion du pacte germano-soviétique (1939) –, ni même la faiblesse des résultats réels de leurs actions héroïques.

Près des trois quarts des membres du groupe ont été arrêtés et tués par les nazis. Ils s’étaient connus dans les clubs sportifs et les diverses institutions culturelles du monde juif parisien. Jamais ils ne furent plus de 300. A la fin, traqués pendant des mois, ils ne furent pourtant pas exfiltrés par le PCF vers des « planques » en province. L’histoire de ces jeunes de Belleville ou de la Nation aurait été totalement engloutie s’il n’y avait eu l’« affiche rouge » placardée par l’occupant sur les murs de Paris pendant l’hiver 1944 pour dénoncer la Résistance – « l’armée du crime », selon la propagande allemande. Marc Semo

« Ils étaient juifs, résistants, communistes », d’Annette Wieviorka, Perrin, 424 p., 25 €.