Les fondateurs d’Afrikrea, de gauche à droite : Abdoul Kadry Diallo Luc Perussault Diallo et Moulaye Tabouré. / Afrikrea

« Savoir si le wax est un tissu africain ou non, c’est bien… Mais au bout d’un moment, il faut aussi parler des vrais sujets qui concernent le business de la mode en Afrique. » Le tacle aux médias (dont Le Monde Afrique) qui ont consacré des articles audit sujet « subsidiaire » est bien senti, puis gentiment expliqué. Moulaye Tabouré, 31 ans, cofondateur d’Afrikrea, une plateforme française de commerce en ligne spécialisée dans la mode et l’artisanat africains, est comme ça. Il met les pieds dans le plat.

« Les marchés africains de la mode, en particulier en ligne, ont-ils du potentiel ? Et si oui, à quel point ? Qui sont les leaders ? Quelles sont les difficultés des marques et des créateurs africains ? Aujourd’hui, les vraies questions, celles que se posent les investisseurs et les acteurs du secteur, ce sont celles-là », sourit-il.

Des questions auxquelles Moulaye Tabouré et ses deux associés, Abdoul Kadry Diallo, 34 ans, et Luc Perussault Diallo, 41 ans, ont décidé de répondre à travers deux projets : la rédaction d’un « Livre blanc de la mode africaine en ligne », publié il y a quelques semaines, et un déménagement de leur start-up parisienne à Abidjan, en Côte d’Ivoire.

Déficit de notoriété

Si l’ouvrage de 52 pages, consultable en ligne, revient sur le développement rapide du site d’Afrikrea depuis son lancement en 2016 et ses performances actuelles (en moyenne 230 000 visites et 200 000 euros de transactions par mois), il s’attarde surtout sur le profil de ses vendeurs et acheteurs, ainsi que sur les produits qui cartonnent. Une véritable mine d’informations pour qui veut saisir les spécificités de ce marché.

On y apprend par exemple que si la grande majorité des produits vendus sur le site sont fabriqués en Afrique par des créateurs africains, la majorité des clientes (45 %) appartiennent à la diaspora africaine en Europe. Parmi celles-ci, « les plus actives sont basées dans des villes de province ou ont très peu de contacts avec les communautés afros ». Suivent les « Afro-américaines et Antillaises » (30 %), souvent plus âgées (42 ans en moyenne) et dont les achats moyens sont plus élevés.

Autre enseignement : les marques africaines de mode souffrent d’un déficit de notoriété criant : 73 % des clientes interrogées par Afrikrea n’ont pu spontanément citer la moindre marque africaine de vêtements. Des réalités dont les trois fondateurs, deux Maliens et un Franco-Guinéen, ont conscience mais qu’ils veulent faire évoluer.

« Pour le moment, nous pensons que notre business model, basé sur la mise en relation entre vendeurs et acheteurs avec une rémunération à la commission [10 à 15 % sur chaque transaction], est le bon. Nous devrions atteindre la profitabilité à la fin de l’année, c’est notre priorité du moment, explique Moulaye Tabouré. Ensuite, à long terme, nous comptons grossir en nous appuyant sur davantage de créateurs africains, en les accompagnant, et sur davantage de clients en Afrique, d’où notre déménagement à Abidjan. »

Un accord avec DHL

L’équipe, qui a levé près de 350 000 euros en 2017, notamment auprès des fondateurs du site de vente en ligne français Showroomprivé, Thierry Petit et David Dayan, compte aujourd’hui dix personnes. Faire connaître le site Afrikrea aux Africains, dénicher les talents, fédérer les créateurs autour du site, les encadrer… Les chantiers sont nombreux. Pour améliorer les tarifs et les délais de livraison (20 jours en moyenne), l’entreprise vient de signer un accord avec le géant du transport DHL en Côte d’Ivoire.

« Nous n’arrivons pas en terrain vierge ni conquis, loin de là. Chaque pays a ses spécificités en termes de consommation de la mode, admet Moulaye Tabouré. Chacun a son tailleur de proximité, les plus riches sont le plus souvent à la recherche de marques étrangères, les moins aisés séduits par les fripes [souvent venues d’Occident ou d’Asie] à des prix défiant toute concurrence. Il va donc falloir étudier les besoins et s’adapter à cette diversité. Le potentiel est là, nous en sommes convaincus. »

Un sentiment renforcé par le succès grandissant de marques telles que la béninoise Nanawax, dont les articles sont vendus à la fois en ligne et en magasins dans plusieurs pays africains. « C’est la preuve que lorsqu’il y a une production régulière et de qualité, avec des micro-collections tout au long de l’année, une histoire forte et une incarnation de la marque à travers un ou une fondatrice, cela fonctionne auprès des clients, au sein des diasporas africaines mais aussi sur le continent », s’enthousiasme le patron.