Voilà près de vingt ans que Gail Simone écrit des scénarios pour DC Comics, Marvel, et des éditeurs indépendants américains. Elle est présente au Comic-Con de Paris, qui se déroule dans la Grande Halle de la Villette du 26 au 28 octobre.

Ancienne coiffeuse, Gail Simone s’est fait d’abord connaître par le monde des comics en 1999, avec le site Women in Refrigerators. Avec des amis, elle y recense les personnages féminins de comics qui ont été tués, violés ou mutilés pour faire avancer l’histoire du personnage masculin. Après un travail de critique pour le webzine Comic Books Resources, elle est recrutée par Marvel, puis DC Comics, pour écrire ses propres histoires.

C’est en 2003 qu’elle commence à travailler sur Birds of Prey, l’une de ses œuvres les plus connues, qui raconte les aventures d’une équipe de superhéroïnes (Batgirl, Black Canary et Huntress). Depuis ses débuts, Gail Simone prône une plus grande diversité dans les personnages et les scénarios des comics. Elle a continué après Birds of Prey à écrire des personnages féminins forts, comme Red Sonja, une guerrière d’héroïc-fantasy apparue dans Conan le Barbare, ou des antihéros comme les membres des Secret Six. Elle est devenue en 2018 « architecte en chef » de l’univers super-héroïque de Lion Forge, un éditeur indépendant focalisé sur les histoires et les personnages « divers ».

Vous travaillez depuis près de vingt ans à ce que les comics soient accessibles au plus grand nombre, et que tout le monde y soit représenté. Qu’est-ce qui vous a amenée à aborder ces sujets ?

Quand nous avons lancé Women in Refrigerators, il y avait une mauvaise tendance dans les comics : les personnages féminins étaient surtout là pour faire avancer l’histoire du personnage principal. Elles n’avaient pas de vrai rôle, pas de pouvoir d’agir. Il n’y avait pas non plus beaucoup de diversité concernant leurs corps, ou leurs motivations. Ce sont des choses dont je parlais alors en tant que lectrice, et que j’avais en tête quand je suis entrée dans l’industrie en tant qu’autrice. On peut faire ce qu’on veut dans les comics ! Nous ne sommes pas limités par un budget, comme un film, on peut écrire tout ce qu’on imagine ! Et parfois, j’avais l’impression qu’on lisait surtout le même genre d’histoires… En tant que scénariste, j’ai voulu me concentrer sur des choses différentes.

C’est ce que vous avez fait notamment avec « Birds of Prey », une équipe entièrement féminine…

Mathilde Loire pour Le Monde

C’est une des premières choses que j’ai écrites. Je voulais prouver que l’on peut avoir une équipe de superhéroïnes, qui ne se ressemblent pas, qui ont des motivations différentes, mais qui s’entendaient bien et accomplissaient leurs missions. Elles ne se disputaient pas pour des histoires de garçons. Et je pense que les lecteurs étaient prêts pour une telle équipe !

Votre point de vue sur les questions de représentation a-t-il changé lorsque vous êtes passée de lectrice à autrice ?

Oui, quand je suis arrivée, je me disais : “Je vais essayer de changer les choses et d’écrire des personnages féminins forts, parce qu’il faut montrer qu’elles sont importantes !”… En convention, j’ai réalisé que les personnes qui aimaient les comics étaient bien plus diverses. Et l’industrie excluait encore nombre de ces personnes. J’ai toujours pensé qu’il était étrange de se couper d’un gros pourcentage de lecteurs potentiels, juste en ne les incluant pas dans les histoires, ou en le faisant mal.

Dans vos histoires, vous avez écrit des personnages plein de défauts, et vous avez abordé des sujets rarement évoqués, comme le syndrome post-traumatique dans votre série Batgirl de 2011. En quoi est-ce important pour vous ?

Je pense que c’est aussi là qu’est la diversité. J’aime prendre un personnage, qu’il soit vieux de 70 ans, ou plus récent, et l’écrire avec des thèmes d’aujourd’hui. Red Sonja, par exemple, est une des choses les plus féministes que j’ai écrites, je crois, et on parle d’un personnage avec une épée et un bikini en cotte de mailles ! J’ai commencé à lui appliquer des thèmes plus modernes, et je suis très fière de ce qu’elle est devenue.

J’ai fait pareil avec Wonder Woman. Avec ces personnages très anciens, on peut avoir l’impression que tout a déjà été dit, si on n’actualise pas un peu les histoires. Et les actualiser, ce n’est pas juste changer leur coupe et leur costume, ça veut aussi dire faire évoluer leurs attitudes, leurs façons de penser. Qu’ils réfléchissent le monde qui les entoure. Si on ne pense pas à ça, on n’attirera pas de nouveaux lecteurs.

Avec Red Sonja, vous avez quitté les deux grands éditeurs pour une plus petite maison d’édition. Est-il plus facile d’écrire des histoires et des personnages plus diverses pour les indépendants ?

Mathilde Loire pour Le Monde

C’est plus facile, parce qu’on crée un nouveau monde, de zéro. Donc tout est possible. Si vous prenez un personnage qui existe depuis 60, 70 ans, et que vous le mettez à jour, c’est un processus différent.

Quel rôle a joué Internet dans l’évolution de la représentation dans les comics ?

Internet peut-être un endroit très négatif, mais ça a équilibré les rapports entre les lecteurs et l’industrie. Tout le monde – des femmes, des personnes LGBT +, des personnes du monde entier – peut bloguer, commenter, discuter des comics. Et maintenant notre travail est plus exposé aux critiques, à des publics différents de ce qu’il y avait avant. Mais c’est aussi propice à l’échange.

J’ai grandi dans une toute petite ferme, au milieu de l’Oregon. Il y a certaines expériences que je ne connaîtrai jamais, mais je pense que nous devons les inclure dans nos histoires. Sur Internet, j’ai trouvé plein de gens, de communautés très diverses, qui n’hésitent pas à prendre de leur temps pour parler de leurs expériences. C’est comme ça que j’ai pu parler à des gens des personnes trans, à des psychologues, ou même à des médecins – c’est pratique parce qu’on a beaucoup de blessures dans les comics ! Ces lecteurs ne vont pas me dire quoi écrire, mais j’apprends beaucoup à leur contact.

Dédidace de Gail Simone au Comic-Con 2018 à Paris. / Mathilde Loire pour Le Monde

Certains fans n’apprécient pas tellement que les fandoms s’élargissent, et que les personnages se diversifient… Vous avez ainsi eu affaire aux membres du « ComicGate », des lecteurs qui estiment que les maisons d’édition « ruinent » les comics en y introduisant plus de diversité. Comment prenez-vous ces réactions ?

Je pense que les comics doivent être pour tout le monde. Je ne suis pas d’accord pour qu’on ferme la porte, qu’on tente de laisser des gens hors des comics… Il y a une grande toxicité dans ces mouvements et dans la façon dont ils tentent d’attirer l’attention. J’ai l’habitude qu’ils s’en prennent à moi – ils le font depuis Women in Refrigerators. Mais quand ils commencent à harceler, insulter, viser des créateurs ou des fans issus de minorités marginalisées, ça ne va pas. Je suis pour la liberté d’expression, mais pas pour la haine et le harcèlement. Mais je pense qu’il y a aujourd’hui assez de voix dans la sphère des comics pour « noyer » cette négativité.

En parlant des créateurs issus de minorités, pourquoi sont-ils encore si peu nombreux à travailler sur des séries régulières ?

C’est déjà assez difficile, pour n’importe qui, d’entrer dans l’industrie aujourd’hui. Mais il y a en plus certaines personnes, à des positions importantes, qui ne sont pas aussi ouvertes qu’on pourrait l’espérer. Là aussi, toutefois, je constate un changement. D’abord, il y a d’autres manières d’être publié maintenant, il n’est plus nécessaire de ne compter que sur Marvel ou DC Comics.

Et je vois, plus qu’avant, des éditeurs regarder les portfolios de tout le monde en convention. Ils cherchent de nouveaux points de vue. Nous commençons à avoir de nouvelles histoires, que nous n’avions pas vues avant. C’est ce qui garde l’industrie en vie. Ce n’est pas encore parfait, mais nous avons déjà parcouru du chemin depuis l’époque où j’ai commencé.