Monica, 30 ans, est l’une des bénéficiaires du revenu universel versé par l’ONG Give Directly dans le cadre d’une étude au Kenya, dans la région de Bondo (ouest). Grâce aux 19,50 euros qu’elle touche chaque mois, elle a investi dans l’élevage de poulets. / YASUYOSHI CHIBA / AFP

Jusqu’à récemment, le seul horizon de Molly était la fin de la journée. Labourer le champ d’un autre, gagner juste assez d’argent pour manger, et recommencer. « Un cercle sans fin dont je n’arrivais pas à m’extirper », raconte cette jeune femme de 25 ans. Une histoire banale dans son village de la région de Bondo, dans l’ouest du Kenya, où la plupart des habitants vivent plus que simplement et s’échinent à faire pousser du maïs, du millet ou du coton sur un sol ocre et poussiéreux.

Mais tout cela, raconte-t-elle, c’était avant l’introduction, en octobre 2016, du revenu universel de base dans son bourg, dans le cadre d’une étude à grande échelle réalisée sur une période de douze ans.

Molly reçoit désormais 2 250 shillings par mois (environ 19,50 euros), une somme qui a selon elle « tout changé ». « J’ai pu économiser pour payer des études d’institutrice de maternelle », explique-t-elle fièrement, dans sa maison de béton au toit de tôle, autour de laquelle picorent quelques poules. « Ça a été le petit coup de pouce qui a fait basculer la situation. »

« Maintenant, j’ai des projets »

Grâce à ses études, elle travaille comme stagiaire rémunérée à l’école du village. Avec en plus le revenu universel et quelques petits boulots, Molly touche aujourd’hui quelque 5 000 shillings par mois, plus du triple de ses revenus antérieurs. Et surtout, dit-elle, elle regarde vers l’avenir. « Avant, j’avais à peine assez d’argent pour survivre, alors que maintenant j’ai des projets. Je vais bientôt passer mon diplôme d’institutrice », souligne-t-elle. Avant de préciser, souriante : « Je vais même chez le coiffeur une fois tous les deux mois. »

Le village de Molly – dont le nom est tenu secret afin de ne pas attiser les convoitises – est l’un de ceux choisis par l’ONG américaine Give Directly pour tester le revenu universel de base dans la région de Bondo, sélectionnée pour sa pauvreté, sa stabilité et l’efficacité d’un système de transfert d’argent par téléphone utilisé au Kenya.

Le revenu universel testé dans un village kényan
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Créée en 2010, cette organisation active dans plusieurs pays africains se démarque de l’aide humanitaire « traditionnelle », préférant donner de l’argent directement aux gens plutôt que de « décider à leur place » de quoi ils ont besoin, explique Caroline Teti, responsable des relations extérieures pour Give Directly au Kenya.

Mais au lieu des versements « en une fois » pratiqués depuis sa création, elle souhaite désormais tester l’efficacité d’un revenu mensuel. « Nous posons un certain nombre de questions : lorsqu’on donne de l’argent aux gens chaque mois, vont-ils s’arrêter de travailler ? Vont-ils prendre des risques dans leurs investissements en sachant qu’ils auront des revenus quoi qu’il arrive ? Comment cela affecte-t-il leurs aspirations ? », détaille Mme Teti.

« Il y a un débat mondial sur le revenu universel et nous voulons des preuves pour avancer », poursuit-elle, ajoutant que l’étude s’inscrit dans le contexte spécifique du « soulagement de la pauvreté en Afrique ». « En Occident, le débat sur le revenu universel est tout autre et tourne notamment autour du rôle de l’Etat-providence ou des pertes d’emploi. »

20 000 personnes concernées

Le village de Molly est « pilote ». La véritable étude, débutée en janvier 2018, est, elle, menée dans des dizaines d’autres localités de la région. Les habitants de quarante d’entre elles recevront 2 250 shillings par mois pendant douze ans, tandis que ceux de quatre-vingts villages toucheront la même somme pendant seulement deux ans. Dans soixante-seize autres communes, les résidents percevront 51 000 shillings en deux tranches espacées de deux mois, soit un mode de fonctionnement plus proche de celui déjà utilisé par l’ONG.

En tout, quelque 20 000 personnes bénéficieront d’une forme de revenu dans le cadre de cette étude, qui est selon Give Directly la plus importante jamais réalisée dans ce domaine, par sa durée et le nombre de ses bénéficiaires.

Dans le même village que Molly, Edwin, 29 ans, envisage de remplacer sa maison de torchis par une construction en béton, alors que Monica et son époux ont investi dans un élevage de volailles. « On a un tout nouvel enclos et quelques poulets », montre cette commerçante de 30 ans, dont l’élégante robe noire est rapiécée en plusieurs endroits. Cette mère de trois enfants dit espérer, à terme, pouvoir leur payer des études, pour qu’ils ne « vivent pas dans la pauvreté, comme nous ». « Chacun dans le village utilise l’argent différemment », se réjouit-elle.

Give Directly se dit toutefois conscient des limites du transfert d’argent comme alternative à l’aide humanitaire traditionnelle. « Dans une situation de conflit par exemple, les gens affectés n’ont peut-être plus d’endroit où dormir. Dans ce contexte, un revenu de base peut faire partie de la solution, mais ne peut être la seule solution », souligne Mme Teti. Elle affirme également que le revenu universel n’a pas pour but de se substituer à l’Etat pour la construction d’écoles ou d’hôpitaux.

A la question de savoir si le revenu universel est monté à la tête de certains, tous les habitants du village répondent de la même manière : « 2 250 shillings, ce n’est pas assez pour acheter des choses inutiles, c’est juste assez pour vous nourrir et sortir de la pauvreté », juge Samson, un entrepreneur de 72 ans. « Peut-être qu’à l’avenir certains oublieront ce qu’ils ont traversé et commenceront à acheter des choses stupides, hasarde Monica. Mais je ne pense pas que ce sera le cas. »