Des corps de civils près d’un checkpoint après des heurts entre forces de l’ordre et manifestants du Mouvement islamique du Nigeria, à Abuja le 29 octobre 2018. / SODIQ ADELAKUN / AFP

Les forces de l’ordre nigérianes ont tiré à balles réelles sur les manifestants d’un groupe radical chiite, mardi 30 octobre, à Abuja, alors qu’au moins six personnes ont déjà été tuées en trois jours dans une répression brutale.

Selon le porte-parole du Mouvement islamique du Nigeria (IMN), Ibrahim Musa, la manifestation avait démarré « pacifiquement » dans la capitale fédérale : « Alors que nous marchions vers le centre-ville, des policiers armés et d’autres forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur nous et envoyé des gaz lacrymogènes. » « Un grand nombre de personnes ont été blessées. Pour l’instant, nous ne savons pas s’il y a des morts », a-t-il ajouté.

Un correspondant de l’AFP a vu les manifestants apparemment non armés avancer en chantant vers un barrage policier et jeter des pierres. La police a alors fait usage d’armes à feu et de gaz lacrymogène pour stopper leur avancée. Six blessés ont été évacués d’urgence dans des véhicules par d’autres militants.

Plusieurs corps de civils

Depuis samedi, au moins six personnes ont déjà été tuées dans des circonstances similaires, lors de marches organisées par l’IMN en soutien à son leader, Ibrahim Zakzaky, emprisonné depuis près de trois ans.

L’armée a déclaré avoir tué trois manifestants samedi et trois autres lundi pour se défendre, selon elle, contre une attaque menée à l’aide d’armes à feu et de cocktails Molotov par des membres du groupe radical chiite. L’IMN a vivement démenti cette version officielle, assurant que les soldats avaient tiré sur des manifestants pacifiques et tué 21 personnes durant la seule journée de lundi.

« Il vient d’être confirmé que nous avons récupéré 21 corps de ceux tués hier », a déclaré mardi M. Musa. Les violences de lundi se sont elles aussi déroulées à un barrage policier, où les forces de l’ordre cherchaient à empêcher la marche d’aller plus loin en ville. Des photos prises ce jour-là par l’AFP montrent plusieurs corps de civils allongés par terre derrière le checkpoint, mais il est difficile de dire si ceux-ci étaient morts ou blessés.

L’ONG Amnesty International a souligné que les informations selon lesquelles des soldats avaient tiré à balles réelles sur des manifestants non armés étaient « très inquiétantes ».

Etat islamique chiite à l’iranienne

Les partisans d’Ibrahim Zakzaky ont organisé ces derniers mois de nombreuses marches dans la capitale fédérale pour réclamer sa libération. Il est emprisonné depuis les violentes protestations qui avaient secoué Zaria, dans le nord du Nigeria, en décembre 2015. Des groupes de défense des droits humains avaient accusé les militaires d’avoir tué plus de 300 chiites durant ces manifestations et de les avoir ensuite enterrés dans des fosses communes, ce que l’armée a démenti.

Ibrahim Zakzaky conteste l’autorité d’Abuja depuis des années. Il souhaite établir un Etat islamique chiite à l’iranienne, dans un pays où les musulmans sunnites sont très largement majoritaires. Depuis son arrestation, le sexagénaire, qui a perdu un œil dans les violences de 2015, n’a été vu en public que deux fois. Fin 2016, un tribunal fédéral avait jugé sa détention illégale et ordonné sa libération. Mais cette décision n’a jamais été exécutée par les autorités nigérianes.

En avril 2018, au moins 115 personnes ont été arrêtées durant des marches de protestation à Abuja. Les processions organisées par l’IMN lors de la fête religieuse annuelle de l’Achoura ont également souvent été source de tensions avec les autorités, comme en novembre 2016, lorsque 10 personnes avaient été tuées près de Kano (nord).

La répression musclée des membres de l’IMN fait craindre à certains observateurs une escalade de la violence, voire un scénario à la Boko Haram. Le groupe djihadiste, dont la sanglante insurrection dans le nord-est du pays a fait plus de 27 000 morts et 2,6 millions de déplacés en neuf ans, contestait surtout au départ la mauvaise gouvernance et la corruption des autorités. Mais il s’est radicalisé après que 800 personnes, dont son fondateur Mohammed Yusuf, eurent été tuées en juillet 2009 à Maiduguri, la capitale régionale.

« Il semble que nous n’apprenons pas de nos erreurs passées », a déclaré Amaechi Nwokolo, analyste en sécurité à l’Institut romain d’études internationales d’Abuja. Les forces de sécurité n’ont « pas le droit d’utiliser cette force maximale » sur des manifestants non armés, a-t-il rappelé, avertissant que cela pourrait « inciter d’autres personnes à se radicaliser ». « Si nous remontons aux débuts de Boko Haram, ce sont les assassinats de personnes innocentes qui ont galvanisé le recrutement. C’est ainsi que le terrorisme fonctionne », a-t-il ajouté.