Une jeune fille dans la boutique familiale à Zalambessa, ville éthiopienne frontalière de l’Erythrée, le 3 octobre 2018. / MICHAEL TEWELDE/AFP

« Asmara Asmara Asmara ! » En quête de passagers, un jeune garçon alpague les passants en passant sa tête par la fenêtre du minibus qui part pour la capitale érythréenne. Il y a quelques mois, entendre crier le nom de cette ville à Mekele, la capitale de la région éthiopienne du Tigré, était impensable. Aujourd’hui, « 50 à 60 minibus par jour » font le trajet dans ce sens-là, avance le chauffeur.

Depuis la réouverture de la frontière terrestre, le 11 septembre, les hommes et les marchandises vont et viennent. A Mekele, on ne compte plus les véhicules immatriculés en Erythrée, et la file d’attente aux stations-service est si longue qu’il est désormais interdit de remplir des barils. Dans le pays voisin, le carburant est rationné. « Là-bas, il n’y a rien », résume Mebratu Haile, un commerçant éthiopien.

Le commerce entre l’Ethiopie et l’Erythrée a repris après vingt ans d’interruption à la suite d’une guerre de tranchées qui avait fait 70 000 à 100 000 morts entre 1998 et 2000. L’arrivée au pouvoir à Addis-Abeba d’un premier ministre réformateur, en avril, a changé la donne. Trois mois après son investiture, Abiy Ahmed signait un accord de paix historique à Asmara avec le président érythréen, Isaias Afwerki – au pouvoir depuis l’accession à l’indépendance, en 1993, du pays, qui était autrefois une province de l’Ethiopie.

Couches-culottes et postiches

Depuis, les ambassades ont rouvert, des vols quotidiens relient les capitales, et les deux peuples peuvent désormais converser par téléphone. Côté éthiopien, le retour aux affaires est visible. Les camions filent vers la frontière avec du ciment, du teff – la céréale servant de base à l’alimentation dans la région – et d’autres denrées, du sable, du métal, etc. Ces marchandises sont plus chères ou indisponibles en quantité en Erythrée, un pays longtemps isolé sur la scène internationale et sous-développé par rapport à l’Ethiopie, qui enregistre le plus fort taux de croissance d’Afrique. Dans l’autre sens, réfrigérateurs, téléviseurs et tissus sont transportés d’Erythrée vers le pays voisin.

Mebratu Haile a empilé sur le toit du minibus des couches-culottes et des cheveux postiches qu’il va vendre sur le marché d’Asmara. Ses parents lui ont raconté la vie d’avant-guerre : « C’était plus développé que Mekele, les Ethiopiens allaient en Erythrée comme main-d’œuvre. Maintenant, c’est le contraire. C’est le jour et la nuit ! », lâche-t-il. Ce jour-là, il passera par le poste-frontière de Zalambessa, un point de passage stratégique à 150 km au nord de Mekele, relié par la route à Asmara ainsi qu’au port de Massawa, à une centaine de kilomètres à l’est de la capitale érythréenne, désormais accessible.

L’Erythrée et l’Ethiopie ont rouvert leur frontière le 11 septembre 2018 après vingt ans de fermeture à la suite de la guerre de 1998-2000 qui avait fait entre 70 000 et 100 000 morts. / Google Maps

Zalambessa a retrouvé sa prospérité d’avant guerre. Cette ville de plus de 16 000 habitants, qui porte encore les stigmates du conflit, se reconstruit au rythme de la paix. Aux bâtiments détruits se mêlent des hôtels en construction. Le long de la rue principale, les avant-cours de certaines maisons se sont transformées en petits commerces. La renaissance s’est opérée après qu’Abiy Ahmed et Isaias Afwerki ont foulé le sol du no man’s land qui séparait les deux lignes de front où, pendant dix-huit ans, les soldats éthiopiens et érythréens se sont regardés en chiens de faïence derrière leurs murets de pierre.

« C’était le plus beau jour de ma vie », raconte le chanteur éthiopien Solomon Bayre, né à Asmara. Avec l’artiste érythréen Kahsay Berhe, il a chanté ce jour-là une ode à la paix et à l’amour entre deux peuples frères. Il a assisté aux retrouvailles entre des sœurs jumelles, l’une militaire éthiopienne, l’autre engagée dans l’armée érythréenne, et repris contact avec son ancien colocataire, devenu lui aussi soldat. Pas étonnant dans un pays où la conscription est obligatoire et à durée indéterminée.

« Sans crainte »

« Maintenant, tout le monde vient de l’Erythrée, on mange ensemble, on discute, c’est la paix », raconte un vieil habitant de Zalambessa, élégant dans sa veste de costume élimée. « Avant, on dormait avec nos armes. Aujourd’hui, on va et on vient sans crainte », ajoute Mebratu Berhane, le chef du kebele, la plus petite subdivision administrative en Ethiopie. La peur s’est évanouie avec le retrait des militaires, toujours présents mais en moins grand nombre. Il est dorénavant possible d’assister aux mariages et aux funérailles de part et d’autre d’une frontière qui a été préalablement déminée. Les soldats érythréens viennent siroter des bières côté éthiopien, et le marché du samedi fourmille de quidams, de femmes et d’enfants.

Ce jour-là, sous un ciel d’orage, les commerçants proposent des céréales, des sandales en plastique, des récipients d’argile pour le café. Hiwot Haile, 36 ans, s’est lancée dans le négoce il y a deux semaines « parce que c’est la paix ». Avant, elle vivotait grâce à l’aide de l’Etat éthiopien. Elle est fière aujourd’hui de vendre des pois chiches et de l’orge sur ce marché grouillant qui, selon une habitante, a triplé de volume.

Les tasses en plastique d’un jeune Ethiopien se vendent comme des petits pains. Ses clients, majoritairement érythréens, le paient soit dans leur monnaie, le nakfa, soit en birrs éthiopiens. Le jour de notre passage, 1 nakfa valait 1,70 birr (0,053 euro). « Ça évolue tout le temps, explique Mebratu Berhane. Ce n’est pas formel pour l’instant ! » Ce marché des changes chaotique commence à devenir problématique pour les commerçants. Il pourrait réveiller de vieilles crispations : les désaccords liés au taux de change entre les deux monnaies avaient précipité l’entrée en guerre, il y a vingt ans.