L’avis du « Monde » – à voir

Il faut remonter loin dans le temps pour observer le phénomène de « manie dansante » : cette folie collective s’est manifestée plusieurs fois entre le XIVe et le XVIIIe siècle, et consiste en une irrépressible danse qui s’empare des corps qui n’ont alors pas d’autre choix que de s’y adonner jusqu’à s’écrouler. L’épisode le plus documenté de ce phénomène surnaturel, alors attribué au diable, est connu sous le nom de « l’épidémie dansante de 1518 ». Les possédés mouraient alors d’épuisement ou de crise cardiaque.

Cette épidémie, on ne peut qu’y penser devant les beaux danseurs fous du Grand Bal, de Laetitia Carton, bien qu’une issue bien plus heureuse leur soit réservée. La documentariste pose sa caméra au Grand Bal de l’Europe, festival de danse traditionnelle qui, depuis 1990, a lieu chaque année dans le village de Gennetines, dans l’Allier. Là, pendant deux semaines, les organisateurs installent plusieurs parquets qui accueillent des milliers de danseurs et des centaines de groupes venus de toute l’Europe. La journée, les festivaliers ­apprennent des danses traditionnelles aux noms évocateurs : pizzica, bourrée, mazurka, congo des Landes, gavotte de l’Aven. Le soir est réservé à la pratique, les élèves de tous niveaux se retrouvent pour danser toute la nuit. Quant au repos, les plus valeureux grappillent quelques heures de sommeil au petit matin.

Le point de vue est moins celui de l’œil que celui d’un corps qui frémit, s’impatiente de rejoindre la piste de danse

Car Le Grand Bal est, d’un même mouvement, affaire de transe et de fatigue, et l’un ne semble pas possible sans l’autre. C’est du moins ce que capte Laetitia Carton, qui filme Le Grand Bal non pas comme une observatrice extérieure, mais comme une cinéaste qui a d’abord été contaminée par la manie dansante, avant de décider d’en faire un documentaire. Le point de vue est moins celui de l’œil que celui d’un corps qui frémit, s’impatiente de rejoindre la piste de danse. Voilà pourquoi la cinéaste choisit le plus souvent de fixer sa caméra au milieu du parquet et des danseurs : pour nous faire participer, pour qu’on sente les corps nous frôler depuis notre siège.

Très vite, on comprend que les festivaliers viennent chercher ce que la société n’offre pas : assouvir leur soif d’être touché et de toucher, l’invitation à danser d’un inconnu qui peut être indifféremment homme ou femme, jeune ou vieux, une joie collective qui se passe de mots, et, comme le dit bien Laetitia Carton en voix off, le sentiment d’un abandon, d’une déprise de soi.

Une grande sensualité

Les images sont éloquentes, car tout se lit à la surface des corps : l’euphorie, l’épuisement, le désir. Une grande sensualité se dégage d’ailleurs du Grand Bal, si bien que, même s’il n’est jamais évoqué frontalement, le désir règne en maître sur le festival. Ainsi des conversations entre participants : quand ils ne sont pas sur les parquets, ils évoquent entre eux les danses passées et à venir, leurs hésitations, leurs frustrations de ne pas être invités par des danseurs expérimentés. On pourrait croire qu’ils parlent de rapports amoureux dans un langage codé.

Parenthèse enchantée, Le Grand Bal de l’Europe est aussi un microcosme qui a ses règles, s’autorégule et se fait parfois le miroir de notre société

Parenthèse enchantée, Le Grand Bal de l’Europe est aussi un microcosme qui a ses règles, s’autorégule et se fait parfois le miroir de notre société. Une scène du film capte un atelier de paroles où l’on évoque les comportements déplacés de certains hommes qui profitent du rapprochement pour faire des attouchements à leurs partenaires. Une femme d’un certain âge déplore le fait que des hommes âgés qui pourraient être ses partenaires invitent surtout à danser des filles bien plus jeunes qu’eux. Un jeune homme intervient pour dire qu’il invite volontiers des femmes plus âgées que lui à danser et qu’il n’est pas le seul.

La scène s’interrompt sur cette intervention qui laisse penser que Le Grand Bal est une utopie où le désir peut enfin se déprendre de ses habituelles restrictions physiques ou sociales. C’est une évidente énergie sexuelle qui se dépense dans les bals, un grand désir qui circule entre les corps sans jamais se fixer, dans un immense mouvement démocratique d’où personne n’est exclu.

Le Grand Bal, bande-annonce, sortie le 31-10-2018
Durée : 01:36

Documentaire français de Laetitia Carton (1 h 29). Sur le Web : distrib.pyramidefilms.com/pyramide-distribution-catalogue/le-grand-bal.html