A la bourse australienne, à Melbourne, le 16 septembre 2008, lendemain de la faillite de Lehman Brothers. / WILLIAM WEST / AFP

« J’avais 25 ans, je n’avais jamais bossé et je me disais que j’allais être périmé d’ici peu. » Dix ans plus tard, les sueurs froides de Jean-François Fruchtman glacent encore sa voix. Lorsque la banque américaine Lehman Brothers s’effondre, le 15 septembre 2008, il sort tout juste de l’ESCP. « J’étais en stage de fin d’études et je cherchais mon vrai premier job, narre-t-il. De manière sidérante, sur le portail d’emplois de l’école, on est passé de 30 nouvelles offres par jour à seulement 10 pour l’ensemble du mois de septembre ! On sentait que les entreprises n’auraient pas besoin de nous tout de suite… »

Convaincus depuis des années que les plus grands groupes viendraient les chercher à peine sortis de l’école, Jean-François et ses copains de promo voient soudain s’effondrer leurs plans de carrière. « C’était désespérant. On se battait pour un bout de volontariat international en entreprise (VIE), pour un CDD… Tout était totalement bouché », se remémore-t-il.

Cette glaciation inquiète la Conférence des grandes écoles (CGE) : 40 % des diplômés de la promo 2009 sont au chômage, contre 25 % en 2008. « Il faudra veiller à ce que ce difficile démarrage ne les poursuive pas tout au long de leur carrière », déclare Bernard Ramanantsoa, alors directeur de HEC et vice-président de la CGE.

« Je suis passé entre les gouttes, se réjouit Maxime*, un ancien de l’Essec sorti fin 2010 et désormais installé au Japon. Les entreprises qui avaient gelé leurs embauches à la suite de la crise les rouvraient avec de bonnes conditions. Mais, juste après ma sortie, le marché s’est refermé avec la crise de la dette et la recherche d’emploi a été difficile pour les promotions suivantes. »

Petits fours et recrutements

« Le krach aura eu au moins une vertu : désormais, les écoles de commerce ne vendent plus à leurs élèves que tout sera facile pour eux », commente aujourd’hui Jean-François Fruchtman, devenu directeur du cabinet de recrutement Upward Consulting. « Cette crise a sonné le glas des ambitions de carrière et de fortune de mes camarades », confirme Léopold*, qui a rejoint la fonction publique après trois années dans la finance.

A son arrivée à l’Essec en 2007, le jeune homme découvre que « l’un des grands espoirs » de sa génération est de « faire fortune dans la finance » pour pouvoir réaliser, à 30 ans, toutes ses envies. « Beaucoup disaient sans rire : “Quand je serai millionnaire, je ferai du parapente, je ferai le tour du monde…” »

« On était arrivé à des sommets de complexité que seules quelques personnes étaient en mesure de comprendre. » Léopold, ancien élève en école de commerce

Dans les couloirs, les entreprises du secteur financier « distribuaient champagne et petits fours dans leurs présentations et recrutaient à tour de bras avec des salaires astronomiques », raconte Maxime*. Il n’est alors pas rare qu’un stagiaire envoyé à la City touche jusqu’à 7 000 livres par mois (8 000 euros). « Mais les métiers de la finance n’intéressaient qu’une minorité d’étudiants, pas plus de 20 à 25 % de ma promo », nuance-t-il.

Une minorité qui revendique bel et bien sa supériorité, non sans arrogance. « Les élèves qui voulaient faire du trading ou de la banque d’investissement étaient perçus comme les stars du moment », souligne Jean-François Fruchtman. Sans surprise, c’est en cours de finance qu’ils se montrent les plus assidus.

Deux types d’enseignements sont alors dispensés. « D’un côté, on étudiait la finance d’entreprise, les bilans et les ratios financiers en vue d’exercer le métier de comptable ou de directeur financier, détaille Léopold*. De l’autre, on nous enseignait une économie plus mathématisée, celle des produits financiers, un peu ésotérique mais très intelligente. On était arrivé à des sommets de complexité que seules quelques personnes étaient en mesure de comprendre. »

Odeur de soufre

Les écoles de commerce encourageaient-elles la finance à risque ? Sorti de l’ESCP Europe en 2008, Florent Pons récuse cette idée. Il garde encore en tête un cours de finance de marché consacré à la gestion de portefeuilles où l’affaire Kerviel, révélée en janvier 2008, était fréquemment évoquée. « Je me souviens des explications du professeur pour comprendre en quoi les prises de position de Kerviel sur le marché étaient aberrantes en termes de gestion des risques », rapporte-t-il.

Et depuis la crise, les écoles ont sorti des garde-fous. « Nous avons renforcé l’esprit critique de nos étudiants en partant de données réelles et non de simulations », affirme Sami Attaoui, professeur de finance à Neoma. Ici comme ailleurs, de nouveaux cours ont intégré les emplois du temps, intitulés « Crise financière et responsabilités » ou bien « Ethique dans les marchés financiers ». « Le krach et l’émergence de nouveaux métiers, notamment l’ouverture de carrières d’entrepreneurs/start-upeurs, ont certainement changé la donne par rapport aux promotions précédentes biberonnées au Loup de Wall Street and co », résume Anne-Laïs Lemarchand, sortie en 2009 de l’Essec, en évoquant le fameux film de Martin Scorsese qui valut un Golden Globe à Leonardo DiCaprio.

L’objectif est désormais des plus clairs : « Il faut que cesse cette façon de se dire : “On vend, le reste on s’en fout” », assène Sami Attaoui. Professeure à Grenoble Ecole de management (GEM), Sandrine Ansart estime qu’il ne faut pas jeter la pierre aux écoles de commerce. « Ce krach n’était pas lié à nos écoles mais aux valeurs et aux pratiques existantes à un instant T qui modelaient le système économique et social, le mode de fonctionnement des entreprises, et donc de la société, décrypte-t-elle. Etre critique vis-à-vis du système n’est pas une posture évidente. Et nous, enseignants-chercheurs, avons un avantage que les salariés d’une banque ou d’une entreprise ont moins aisément : la possibilité d’agir. »

« Nos étudiants actuels n’avaient que 10-12 ans en 2008. Pour eux, c’est de l’histoire, au même titre que la crise de 1929 ! » Un professeur de finance

Dans le groupe d’amis de Léopold*, quelques-uns se sont accrochés pour pouvoir travailler dans la finance, à Londres ou à New York. « Ils n’ont pas été aussi bien payés qu’ils l’imaginaient… Et ils ont d’ailleurs changé totalement de métier », rapporte-t-il. Telle cette amie de HEC, « sales » chez Barclays, qui travaille aujourd’hui à Amnesty International, ou cet autre de l’Essec qui a cravaché des années dans le « private equity » (le capital-investissement des grosses fortunes) et vient de tout plaquer pour monter son commerce à Lyon : une boutique spécialisée dans la vente de « légumes moches »…

Mais parce qu’elle garde « une odeur de soufre », la finance à risque pourrait bien continuer d’attirer. « Il y a tellement d’argent ! », s’exclame Léopold*. Certes, dit-il, « les banques ne brassent plus la majeure partie des hausses de cours boursiers mais les hedge funds et le “private equity” ont pris la suite. Faire fortune facilement, c’est toujours possible en 2018. Car ce qui n’a pas changé, c’est l’exubérance. »

Ces nouvelles dérives, le professeur de finance Sami Attaoui les redoute lui aussi, en particulier dans le domaine des fintech, où prospère une myriade de start-up innovantes en technologies financières. « Nos étudiants actuels n’avaient que 10-12 ans en 2008, rappelle-t-il. Je m’aperçois qu’ils ne comprennent pas ce qui s’est passé. Pour eux, c’est de l’histoire, au même titre que la crise de 1929 ! » Ils n’ont donc plus la même lecture que leurs aînés qui ont ressenti le choc eux-mêmes. « J’ai très peur que ces nouvelles promotions reproduisent les mêmes erreurs en tombant dans les mêmes excès. »

* Les prénoms ont été modifiés.

« Le Monde » organise son Salon des grandes écoles les 10 et 11 novembre

La 13e édition du Salon des grandes écoles (SaGE) aura lieu samedi 10 et dimanche 11 novembre à Paris, aux Docks, Cité de la mode et du design (13e arrondissement), de 10 heures à 18 heures.

Plus de cent cinquante écoles de commerce, d’ingénieurs, IAE, IEP, écoles spécialisées et prépas y seront représentées, permettant d’échanger sur les différents programmes et leur accessibilité (post-bac, post-prépa ou après un bac + 2, + 3 ou + 4). Lycéens, étudiants et parents pourront également assister à des conférences thématiques animées par des journalistes du Monde Campus. Une équipe de vingt « coachs » pourra également conseiller lycéens, étudiants et parents pour définir leur projet d’orientation, préparer les concours ou rédiger leur CV.

L’entrée en sera gratuite, la préinscription en ligne est conseillée pour accéder plus rapidement au Salon. Liste des exposants et informations pratiques sont à retrouver sur le site Internet du SaGE.