Le milliardaire anglo-soudanais Mo Ibrahim est devenu un penseur respecté du continent. Chaque année, l’indice de la gouvernance africaine, produit par sa fondation, donne le pouls de l’Afrique en matière de politique publique, de droits humains et développement.

En 2018, il note une progression trop lente de la gouvernance. Et, « sans droits, le développement économique est artificiel et limité, voire éphémère », rappelle-t-il en guise d’avertissement.

Malgré une croissance soutenue ces dix dernières années, l’Afrique n’est pas parvenue à offrir des opportunités économiques aux moins de 25 ans qui représentent plus de 60 % de la population. Quelles sont les priorités pour améliorer les conditions de ces populations ?

Mo Ibrahim Je crois que la théorie dite du « ruissellement économique » [faciliter l’enrichissement des plus riches en réduisant les taxes pour que leur agent ruisselle sur l’économie] ne fonctionne pas vraiment. Il n’y a qu’à voir le peu d’incidence sur la création d’emplois ou d’infrastructures en Afrique malgré le boom des matières premières.

Il faut parvenir à une véritable croissance inclusive qui permette une amélioration significative des systèmes d’éducation, dont la qualité est décriée à juste titre par les jeunes du continent. Or l’éducation est cruciale pour accéder au marché de l’emploi. Il faut absolument se focaliser sur cette question pour construire des bases suffisamment solides pour asseoir une nouvelle économie africaine.

L’autre aspect qui me semble fondamental est la nécessaire amélioration du climat des affaires. C’est une étape nécessaire pour attirer des investissements qui soient créateurs d’emplois. Car si les gouvernements ne créent pas eux-mêmes d’emplois, ils peuvent œuvrer à la mise en place d’un environnement propice ou non aux investissements. Je pense que la nouvelle initiative de l’Union africaine de créer une zone de libre-échange continentale [signée par 44 pays en mars 2018] est de ce point de vue très importante. Il a fallu du temps pour créer ce marché commun mais, enfin, cela se concrétise.

Dans les indices 2018 de la gouvernance de l’Afrique, vingt-sept pays enregistrent une détérioration de leur système éducatif au cours des cinq dernières années. Ce qui signifie concrètement que, pour la moitié des jeunes africains, l’offre éducative ne répond pas aux attentes et ne sert pas le développement économique. Quelles pistes préconisez-vous ?

Le constat que nous faisons est très décevant pour la jeunesse. Car les jeunes africains n’ont toujours pas accès ni aux livres nécessaires, ni aux indispensables outils de communication. Or le développement des nouvelles technologies doit être une priorité, tant sur le plan économique que pour l’amélioration de l’éducation, dans les villages ruraux reculés comme dans les grands centres urbains.

Aujourd’hui, chaque citoyen est partie prenante d’un monde global. L’Afrique doit tirer avantage de ce changement pour révolutionner ses systèmes éducatifs grâce aux nouvelles technologies. Sans oublier de réfléchir aux contenus éducatifs et, surtout, aux orientations.

Seuls 2 % des jeunes scolarisés en Afrique étudient l’agriculture quand 27 % des diplômés étudient les sciences humaines… J’ai un grand respect pour la philosophie ou la sociologie, mais la moitié de la population africaine vit de l’agriculture ! Et l’Afrique a besoin de routes et d’autres infrastructures, d’ingénieurs et de scientifiques… Nous avons de très bons penseurs mais pas assez de compétences concrètes pour servir l’Afrique de demain.

Vous avez publiquement critiqué des chefs d’Etat au pouvoir depuis des décennies. Alors que le président Paul Biya vient d’être réélu, que son homologue algérien, Abdelaziz Bouteflika pourrait se représenter en avril 2019, quel regard portez-vous sur cette tendance ?

Il est bien triste que les gens subissent des chefs d’Etat à vie alors qu’on a besoin d’air frais, d’une nouvelle génération de leaders dynamiques. Et qui existe ! L’Afrique mérite mieux et a droit à un renouvellement de ces vieux chefs d’Etat qui s’accrochent au pouvoir. Combien de temps le président Paul Biya passe-t-il au Cameroun ? Il coule plus de jours en Suisse que dans son propre pays. C’est absurde. Le problème, bien sûr, est l’absence de vraies élections qui paralysent le pays et nuisent à l’état de la gouvernance.

Justement, n’êtes-vous pas inquiet du décalage entre la réalité en matière de gouvernance et les attentes d’une population qui devrait doubler d’ici 2050 et pourrait avoir envie de manifester son mécontentement ?

L’instabilité est une possibilité dans plusieurs pays du continent. La révolution peut être positive et installer le changement nécessaire. Mais, ce qui m’inquiète le plus c’est l’oisiveté de certains jeunes qui faute d’avenir et d’espoir se tournent vers des groupes djihadistes ou criminels qui constituent une option attrayante pour certains d’entre eux.

Il faut par ailleurs faire attention à cette augmentation importante de la population et au tsunami de jeunes africains qui vont être jetés sur le marché du travail. Il faut l’anticiper, trouver des solutions, sinon, ce sera un problème pour l’Afrique d’abord mais aussi pour l’Europe.

La question de planning familial doit être discutée sérieusement. Il n’est pas question de stérilisation contrainte ou de politique de l’enfant unique comme dans certains pays. Non, mais il s’agit d’éduquer nos populations à l’idée que six ou sept enfants, ce n’est plus gérable et ce n’est pas une bonne chose pour le continent. Deux ou trois enfants bien éduqués et qui ont un emploi sont préférables à huit enfants au chômage, pour des parents qui comptent sur leurs enfants pour vivre.

Vos indicateurs montrent une évolution positive…

Oui, malgré les dysfonctionnements, la gouvernance s’améliore en Afrique. Par exemple, 71 % des Africains vivent dans un pays où il fait meilleur vivre qu’il y a dix ans, où la gouvernance s’est améliorée. Je constate que la corrélation entre Etat de droit et gouvernance se confirme, que ces deux notions sont indissociables. J’espère que les gens s’en rendent compte.

Que répondez-vous à ces jeunes africains las d’une élite africaine qui ne fait que parler et se retrouver dans des beaux sommets ?

Je ne me sens pas visé. Personne ne me connaît en Europe. Quand je vais en Afrique, de l’aéroport à la personne qui nettoie ma chambre d’hôtel, ils me reconnaissent et m’encouragent à continuer notre travail qu’ils comprennent pleinement. Car c’est pour eux qu’on le fait, pas pour telle ou telle élite. J’ai d’ailleurs un souci avec ce terme d’élite. On parle de quoi ? Des gens lettrés ? D’une élite économique ? Oui, j’ai gagné beaucoup d’argent que je n’ai volé à personne. Je paie mes impôts et je redonne une partie de mon argent à mon continent à travers ma fondation et j’en suis fier.

Par ailleurs, le pouvoir, aujourd’hui, n’est plus seulement l’apanage des gouvernements. Une partie se trouve entre les mains du secteur privé et de la société civile. Je pense que cette diffusion du pouvoir, désormais multidimensionnel, au sein de plusieurs acteurs doit les rendre plus responsables.

Lorsque vous dites qu’il est « temps d’agir », en conclusion de votre dernier indice annuel de la gouvernance en Afrique, à qui vous adressez-vous ?

Je parle aux gouvernements d’abord pour qui l’indice est un outil d’évaluation. On peut voir des déficiences et des améliorations qu’il faut poursuivre. Mais les constats négatifs doivent faire réagir. Et en même temps, nous partageons ces résultats avec la société civile, la presse, le secteur privé… Car tous ont un rôle à jouer.

Quel modèle de gouvernance vous donne de l’espoir ? Le Rwanda de Paul Kagame ?

Je n’en ai pas de modèle et je crois que chaque pays doit trouver sa propre route. Il y a de grands débats en cours en Afrique sur le fait que le leadership économique peut laisser apparaître des signes d’autocratie. A quoi doit ressembler la démocratie africaine de demain ? Telle est la question qui anime les discussions entre dirigeants politiques et économiques du continent.

Je tiens, avec ma fondation, à me tenir à l’écart des partis politiques et des questions d’ordre idéologiques, car nous ne prônons aucune idéologie. Je me souviens d’un échange passionnant lors de notre conférence annuelle avec Haile Mariam Dessalegn, ancien premier ministre d’Ethiopie (2012-2018). Son propos m’a marqué : « Nous avons eu, en Ethiopie, une croissance, peut-être la plus rapide au monde durant quinze ans. Mais vous savez quoi ? Après avoir mangé, les gens demandent des droits. » C’est juste. Sans droits, le développement économique est artificiel et limité, voire éphémère.