Le 14 avril, deux ans après le vote de la loi de pénalisation des clients, les travailleurs du sexe défilaient dans la rue. / CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

C’est une première en France : des travailleurs du sexe organisent à partir de ce vendredi 2 novembre un festival de trois jours à Paris. Prostitution, domination, sexcam, pornographie… Tous ces thèmes seront abordés par les intéressés autour de tables rondes, de spectacles et d’expositions ouverts à tous.

Un événement avec une portée artistique, mais aussi politique, quelques mois après la mort de Vanesa Campos, une prostituée transgenre, tuée alors qu’elle tentait d’empêcher plusieurs hommes de dépouiller un client au bois de Boulogne.

Retrouvez notre analyse (en édition abonnés) : Les limites de la pénalisation des clients

Lutte politique

Car, pour Giovanna Rincon, directrice de l’association de défense des personnes transgenres Acceptess-T, le constat est clair : la mort de Vanesa Campos n’est pas un fait divers, mais « l’un des dégâts causés par l’application de la loi de lutte contre le système prostitutionnel ».

Ce texte d’avril 2016, aussi appelé « loi de pénalisation du client », punit ce dernier s’il est pris sur le fait de 1 500 euros d’amende… mais il punit indirectement les personnes en situation de prostitution, selon les recherches menées par les sociologues Calogero Giametta et Hélène Le Bail, en collaboration avec Médecins du monde. « L’application de ce texte a entraîné une augmentation de la précarisation – parce qu’il y a moins de clients –, des répercussions sur la santé physique et mentale des travailleurs du sexe – parce qu’ils doivent parfois accepter des pratiques qu’ils ne proposeraient pas s’ils avaient assez de clients – et une augmentation de la stigmatisation », explique M. Giametta au Monde.

Même si le délit de racolage instauré en 2003 a été abrogé, les travailleuses et les travailleurs du sexe (TDS) continuent à être ciblés par des mesures locales. « De nombreuses mairies prennent des arrêtés visant le travail du sexe, sous couvert de restaurer la tranquillité publique, et demandent aux policiers d’augmenter les contrôles d’identité des personnes migrantes ou racisées », poursuit M. Giametta.

Reprendre la parole

C’est ce message que les travailleurs du sexe présents au festival Snap ! veulent faire entendre. Et cette fois, avec leur propre voix. « Comme la plupart des groupes marginalisés et oppressés, notre parole est souvent confisquée par des tiers experts », explique Luca Stevenson, coordonnateur du Comité international pour les droits des travailleurs du sexe en Europe (ICRSE), au Monde :

« Or, la plupart du temps, ces experts, qui prétendent avoir nos intérêts à cœur, prennent position pour l’abolition de la prostitution ! C’est le cas par exemple des politiques qui disent que 99 % des travailleurs du sexe sont victimes de la traite des êtres humains, ou des groupes religieux qui découvrent soudainement l’égalité femmes-hommes et veulent nous sauver du patriarcat. »

Une revendication d’autant plus forte au sein des minorités. « J’apprécie que ce festival nous permette de transmettre notre expertise, raconte Giovanna Rincon, qui participera avec Luca Stevenson et Calogero Giametta à une table ronde sur la criminalisation du travail du sexe et de l’immigration. Les TDS transgenres, les racisés, les séropositifs sont souvent invisibilisés, sans le vouloir, par d’autres mouvements – de défense des TDS ou des LGBT [lesbiennes, gays, bisexuels, trans] – qui prennent la parole à notre place ». Et de conclure : « Notre message principal, c’est “rien sur nous sans nous”. »

« Détisser les préjugés »

Car cette prise de parole peut être l’occasion pour les TDS de donner un point de vue plus complexe sur leur travail, destiné aux personnes qui ne les côtoient pas habituellement.

« C’est par les rencontres qu’on peut détisser les préjugés », souligne Daniel Hellmann, travailleur du sexe suisse venu présenter au festival Snap ! son spectacle Full Service, dans lequel il propose aux participants de le payer contre divers services qu’il exécutera pour eux sur scène, de la confection d’un sandwich à une fellation, avec pour toile de fond une discussion sur ce qu’on peut acheter et sous quelles conditions. « Par la discussion, les gens se rendent compte que la différence entre nous n’est pas si grande. Il y a des milliers de raisons pour lesquelles on peut avoir une relation sexuelle : par plaisir, par dépendance économique à un mariage, etc., explique-t-il. Sexualité et économie sont liées pour tout le monde, et pas seulement pour les TDS. »

Et d’insister sur le flou qui prévaut dans son métier, entre service sexuel, artistique et thérapeutique. « Lors du passage de Full Service à Hongkong, une jeune femme, qui n’avait jamais embrassé personne, m’a demandé de lui apprendre. J’ai donné un atelier de 30 minutes sur ce thème, pour lui donner confiance. A la fin, elle m’a dit “Maintenant que j’ai vécu ça, je ne veux plus vivre sans” », se souvient-il, ému.

Résilience par l’art

Car le festival ne se veut pas seulement comme un énième lieu de discussion universitaire. « Notre communauté utilise depuis longtemps les films, la musique ou les spectacles, pour ouvrir au public une fenêtre sur notre métier. Mais ce festival nous donne l’occasion de représenter ces œuvres ensemble, et de nous rencontrer aussi entre nous, dans un moment festif, ce qui renforce vraiment notre communauté », souligne Luca Stevenson.

Un discours auquel souscrit également Giovana Rincon, qui ajoute « nous sommes capables d’être résilientes et de transformer la stigmatisation en art ». C’est d’ailleurs par un message de soutien qu’elle souhaite conclure la table ronde à laquelle elle participera : « Nous serons là pour épauler les personnes racisées, séropositives, LGBT et travailleuses du sexe au Brésil », qui risquent de connaître des temps difficiles alors que, dimanche 28 octobre, un candidat d’extrême droite raciste, misogyne et homophobe, Jair Bolsonaro, a été élu à la présidence du plus grand pays d’Amérique du Sud.

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