Bas-relief rendant hommage aux manifestants tués par l’armée le 3 novembre 1918 à Kiel, dans le Nord de l’Allemagne. / Laetitia Béraud

La plaque au coin de la rue Feld est discrète. « Le 3 novembre 1918, des matelots et des travailleurs ont manifesté contre la guerre, pour la paix, la liberté et du pain. (…) Ici, sept sont morts et 29 ont été blessés », indique la gravure accrochée au détour d’une ruelle de Kiel (Schleswig-Holstein), dans le nord de l’Allemagne.

Le bas-relief est si modeste qu’on a peine à croire qu’il commémore l’étincelle qui déclencha un enchaînement d’événements historiques en moins de dix jours : la révolution de novembre 1918, qui fit chuter l’empereur Guillaume II, installa la démocratie en Allemagne et précipita la fin de la première guerre mondiale.

Tandis que la France s’apprête à célébrer le centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918, en Allemagne, aucune festivité n’est prévue pour commémorer cette défaite, encore décrite comme la catastrophe originelle qui a mené à la barbarie nazie. C’est d’ailleurs en France que la chancelière allemande, Angela Merkel, se rendra, la veille du 11-Novembre, pour se joindre aux cérémonies au côté du président français, Emmanuel Macron.

Outre-Rhin, on préfère célébrer la révolution de novembre, qui vit des matelots refuser de partir au combat, bientôt rejoints par un mouvement de contestation sociale qui fit tomber l’Empire en une semaine. Expositions, pièces de théâtre et conférences fleurissent à travers le pays. A Kiel, le port d’où est partie la mutinerie qui a fait basculer l’histoire, on se voit aujourd’hui comme le berceau de la démocratie allemande.

Une réflexion sur la démocratie et la mémoire

Le musée de la navigation de Kiel organise une grande exposition sur la mutinerie des matelots de cette ville et la révolution de novembre 1918. / Laetitia Béraud

Les jeunes générations sont particulièrement sollicitées cette année dans cette ville pour redécouvrir ce pan de leur histoire. Chaque semaine, plusieurs classes viennent visiter le musée de la navigation, qui organise jusqu’en mars 2019 une exposition sur la mutinerie de ses matelots. Sept cents lycéens ont déjà parcouru la collection.

En cette matinée d’octobre, une vingtaine de lycéens de Neumünster, une ville voisine, suivent attentivement la visite. La plupart viennent de la région et connaissent déjà l’histoire qu’ils ont étudiée en classe. « A quel moment un soldat a-t-il le devoir de désobéir ? Est-ce que les actes de ces matelots étaient légitimes pour installer la démocratie ? Ce sont les réflexions que nous voulons susciter chez nos visiteurs », explique au Monde l’historien Johannes Rosenplänter, qui travaille aux archives de la ville et a préparé l’exposition.

Octobre 1918, la guerre est perdue côté allemand. Les matelots de Wilhelmshaven refusent d’obéir et de partir pour un ultime combat contre la Royal Navy. La mutinerie tourne à la révolte à Kiel, où les travailleurs rejoignent le mouvement. On réclame la paix, du pain, et un changement de régime. Après la mort de sept manifestants le 3 novembre, la ville s’embrase et la révolution se propage dans toute l’Allemagne. Le 9, l’empereur Guillaume II abdique. Le 11, la toute jeune république signe l’armistice et met fin à la guerre.

Au musée, les élèves travaillent sur la notion de mémoire. En guise d’introduction, leur guide, Julia Buchholz, met tout de suite en garde les jeunes visiteurs : « La mémoire est quelque chose de personnel, il faut la former pour ne pas qu’elle soit instrumentalisée. »

Des lycéens visitent une exposition sur la mutinerie de Kiel et la révolution de 1918 à Kiel, dans le nord de l’Allemagne. / Laetitia Béraud

L’ombre de la seconde guerre mondiale

L’allusion à la seconde guerre mondiale est à peine cachée. Quand on parle de la Grande Guerre en Allemagne, l’ombre d’Hitler n’est jamais loin. « Dans notre tradition historique, on a tracé une ligne de la première guerre mondiale à la deuxième, on regarde essentiellement les faits qui ont mené à la seconde guerre mondiale », explique M. Rosenplänter.

On retrouve cette approche dans les livres d’histoire. L’enseignement de la période nazie éclipse largement celui de la première guerre mondiale et le regard est toujours porté depuis le futur. « Je trouve ça important de voir ce qui s’est passé, les fautes qui ont été commises pour comprendre ce qui a mal tourné », témoigne Emily Kern, une lycéenne de 18 ans.

L’une des dernières vitrines du musée est d’ailleurs consacrée au mythe du « coup de poignard dans le dos ». Après la guerre, les nationalistes allemands ont montré du doigt la mutinerie de Kiel et la révolution de 1918. Dans leurs discours, l’armée allemande n’avait jamais été battue et l’armistice avait été imposé par les révolutionnaires. Un mythe qui a largement contribué à la fragilisation de la République de Weimar et à l’essor du nazisme dans les années 1920.

Un regain d’intérêt pour le centenaire

Les matelots de la mutinerie de Kiel reposent dans le cimetière militaire de la ville. / Laetitia Béraud

Après la partition de l’Allemagne en 1949, deux mémoires de la mutinerie de Kiel ont longtemps coexisté d’un côté et de l’autre du rideau de fer. A l’est, elle était glorifiée. Après tout, n’était-ce pas une « révolution rouge » ? A l’ouest, où Kiel était située, son impact était minimisé. Si bien que la mutinerie est presque tombée dans l’oubli en dehors du Land du Schleswig-Holstein.

Le centenaire de l’armistice constitue cette année une occasion rêvée pour les historiens de débattre. Et si la République de Weimar, née de cette révolution, n’était en réalité pas si faible ni condamnée à voir naître le nazisme ? « En 1919, le futur n’était pas écrit », rappelle M. Rosenplänter.

Certains principes prononcés par les matelots de Kiel et les révolutionnaires de 1918 vivent encore dans la Constitution allemande aujourd’hui. M. Rosenplänter pense que le travail de réflexion sur la mémoire de ces événements va prendre plus d’ampleur dans les années à venir.

En attendant, cent ans après leur mort, les matelots de Kiel reposent toujours au cimetière militaire de la ville. En toute discrétion, sans inscription particulière pour distinguer leurs tombes des milliers d’autres stèles.