LES CHOIX DE LA MATINALE

Quatre longs-métrages sont à découvrir cette semaine au cinéma. Ne manquez pas High Life, la première incursion de Claire Denis dans la science-fiction, ni la belle adaptation du roman de Christine Angot, Un amour impossible, par Catherine Corsini. Les curieux découvriront Heureux comme Lazzaro, le troisième film dAlice Rohrwacher, tandis que les fans de suspense mangeront du pop-corn devant The Spy Gone North de Yoon Jong-bin.

« High Life » : un sommet de science-fiction

HIGH LIFE - Bande-annonce
Durée : 01:50

Allons d’emblée aux deux raisons qui font de ce film une œuvre à sérieusement considérer, pour ne pas dire à passionnément aimer. La première est d’ordre cinéphilique. Incursion inaugurale de la cinéaste Claire Denis dans la science-fiction et dialogue en anglais, High Life est à classer parmi les sommets du genre. Soit ces films rares qui ne s’adressent pas seulement aux fans de la catégorie mais à l’humanité tout entière. Ces œuvres qui, préférant l’envoûtement contemplatif à l’action pure, hypnotisent l’esprit et les sens du spectateur, tels 2001 : l’Odyssée de l’espace (1968), de Stanley Kubrick, ou Solaris (1972), d’Andreï Tarkovski. L’autre raison est qu’aucun film récent ne donne l’impression d’aller, au point où le fait celui-ci, à l’os de notre époque. Au diapason du grand bouleversement qui s’y annonce, de la grande peur écologique qui se lève.

Ici, un homme (Monte, interprété par Robert Pattinson) partage un engin spatial visiblement délabré avec sa fillette de quelques mois, dénommée Willow. Le navire est en réalité une prison, où l’on a rassemblé des condamnés à mort qui ont accepté, en échange de la commutation de leur peine, de se prêter à un programme d’expérimentation spatiale. Il s’agit à la fois de s’approcher d’un trou noir pour en étudier les sources d’énergie bientôt taries sur Terre, et de se prêter aux expériences de procréation menées par le docteur Dibs, une médecin au dossier criminel chargé. Juliette Binoche, crinière noire descendant jusqu’aux reins, flammèches dans les yeux, incarne une sorte de prêtresse illuminée de la reproduction, figure de la fécondité immémoriale, collectrice de sperme, sorcière de la résurrection. C’est, ici, Le Sacrifice, d’Andreï Tarkovski (1986) qui revient en mémoire. Jacques Mandelbaum

« High Life », film franco-allemand-britannique de Claire Denis avec Robert Pattinson, Juliette Binoche, André Benjamin (1 h 51)

« Un amour impossible » : le roman d’Angot adapté au cinéma

UN AMOUR IMPOSSIBLE : BANDE ANNONCE
Durée : 02:08

Comment extraire un film d’un texte aussi dense et compact que Un amour impossible (Flammarion, 2015) ? Christine Angot laisse si peu de place entre la mémoire et la fiction, ses mots adhèrent si fortement à la réalité, qu’un ou une cinéaste aurait pu être tenté par une extrême stylisation. Catherine Corsini a préféré faire confiance aux outils traditionnels du cinéma : les visages connus et reconnus, les artifices des costumes et du maquillage. Ce choix, qui – ainsi énoncé – pourrait passer pour un renoncement, se révèle à l’écran comme une audace esthétique, payante qui plus est. Un amour impossible, le film, trouve à la fois un chemin qui lui est propre – celui d’une émotion directe, sans retenue, qui passe par le travail impressionnant des interprètes – tout en suivant celui qu’avait tracé l’écrivaine, l’inscription d’une histoire individuelle dans le paysage inquiétant d’un système de domination hypocrite et omnipotent.

Comme le roman, le film de Catherine Corsini s’écoule tumultueusement sur plus d’un demi-siècle, de la rencontre entre Rachel (Virginie Efira) et Philippe (Niels Schneider), la mère et le père de la narratrice, jusqu’à l’ultime confrontation entre les deux femmes, l’enfant violée et la mère aveuglée. Entre les deux, il y aura une histoire d’amour, la chronique d’une libération inachevée, la commission et la révélation d’un crime. Thomas Sotinel

« Un amour impossible », film français de Catherine Corsini avec Virginie Efira, Niels Schneider, Camille Berthomier (2 h 15).

« Heureux comme Lazzaro » : conte mystique

HEUREUX COMME LAZZARO Bande Annonce (2018) Drame
Durée : 02:11

Sous ses airs quelque peu désuets de pastorale chrétienne, le troisième long-métrage de la Toscane Alice Rohrwacher (Corpo celeste en 2011, Les Merveilles en 2014), récompensé au Festival de Cannes par un prix du scénario, surprend par les détours et rebonds de son récit, sa capacité à se renouveler, mais surtout par l’ambivalence de son écriture, à la fois terre à terre et en quête d’élévation. Dans la lignée des films d’Ermanno Olmi (L’Arbre aux sabots, 1978), disparu en mai 2018, Heureux comme Lazzaro peut se voir comme un conte mystique, entretenant un commerce habile et ensorcelant entre deux aspirations d’apparence contraire : d’une part son réalisme à vocation do­cumentaire, proche de la nature et de ses cycles, de l’autre sa fiction libre et parfois irrationnelle, capable de décoller du monde tangible, de déroger à ses lois.

Dans une ferme à tabac qu’un vieux pont écroulé isole du reste du monde, Lazzaro (Adriano Tardiolo), adolescent simplet à la parenté incertaine, exécute les tâches les plus viles sans jamais s’en plaindre. Les paysans, une trentaine d’âmes craintives et superstitieuses, vivent là comme en des temps féodaux, persuadés d’appartenir corps et biens à la propriétaire des lieux, la marquise de Luna. Lazzaro se lie d’amitié avec Tancredi, le fils indiscipliné de cette dernière, qui fugue et se réfugie sur les collines environnantes. Mais les autorités ne tardent pas à débusquer ce hameau hors du temps et à mettre fin à ce servage éhonté. Dans la débâcle, Lazzaro chute du haut d’une falaise et ne se réveille que bien des années plus tard, quand le domaine n’est plus qu’une ruine ouverte au pillage. Avec ses cheveux bouclés, son visage naïf et ses grands yeux écarquillés, Lazzaro n’est peut-être pas autre chose qu’un pur regard, transcendant et sans âge, posé sur la condition même des sous-prolétaires. Mathieu Macheret

« Heureux comme Lazzaro », film italo-suisse-franco-allemand d’Alice Rohrwacher avec Adriano Tardiolo, Alba Rohrwacher, Agnese Graziani (2 h 07)

« The Spy Gone North » : loin de James Bond

THE SPY GONE NORTH Bande Annonce (Thriller, Cannes 2018)
Durée : 01:21

Présenté hors compétition lors du dernier Festival de Cannes, The Spy Gone North témoigne de diverses qualités, celle notamment qui consiste à savoir penser avec une certaine intelligence et une relative complexité les conventions cinématographiques attachées à un genre donné. Tiré de faits réels, le film raconte les péripéties d’un ancien officier de l’armée sud-coréenne, Park Suk-young, chargé par les services secrets de son pays, au début des années 1990, de ­recueillir des informations sur le programme nucléaire de la Corée du Nord. L’homme se rapproche, sous le couvert d’affaires commerciales à réaliser, des dirigeants du pays voisin. Avec son identité de businessman inoffensif, Park Suk-young, dont le nom de code était « Black Venus », réussira si bien son coup qu’il rencontrera Kim Jong-il, le leader mégalomane de la Corée du Nord.

Film d’espionnage, ou plutôt film sur l’espionnage, The Spy Gone North doit peu aux exploits d’un James Bond. On pense, en effet, ­davantage aux romans d’un John le Carré, dans lesquels le récit d’espionnage (que la situation entre les deux Corées semble avoir figé dans le temps d’une guerre froide) dévoile un monde de personnages gris et de tractations mystérieuses, de réunions d’hommes ordinaires buvant des whiskys dans des bars aux enseignes de néon ou des chambres d’hôtel aux papiers peints hideux. Jean-François Rauger

« The Spy Gone North », film sud-coréen de Yoon Jong-bin avec Jung-Min Hwang, Sung-min Lee, Ji-hoon Ju (2 h 21)