L’intellectuel sénégalais Felwine Sarr, chez lui, à Dakar, en 2017. / Sophie Garcia/Hanslucas.com

Economiste, philosophe, musicien, éditeur, libraire, et plus récemment nommé expert sur l’épineux dossier de la restitution des œuvres d’art aux pays africains par le président français Emmanuel Macron, Felwine Sarr est de toutes les batailles intellectuelles pour penser un « continent en mouvement », questionnant les mythes et discours venus de l’Occident.

« L’Afrique n’a personne à rattraper », affirme l’intellectuel sénégalais, cofondateur avec l’historien et philosophe camerounais Achille Mbembé des Ateliers de la pensée de Dakar en 2016. Deux ans après la sortie de son livre Afrotopia, nous le retrouvons dans la rue 9.32 du quartier populaire de Gounghin, à Ouagadougou, à l’occasion du festival de théâtre Les Récréâtrales où il présentait un de ses textes le 29 octobre.

Quel regard porte la jeunesse africaine aujourd’hui sur elle-même ?

Felwine Sarr A l’Université Gaston-Berger [à Saint-Louis, au Sénégal, où il enseigne], je parlais à des étudiants qui se considéraient comme les derniers de la classe, comme « pauvres » et « sous-développés ». Ils avaient le sentiment de ne pas participer à la marche du monde. Leurs regards étaient totalement viciés sur eux-mêmes. Cette jeunesse est victime d’un ordre du discours qui se déploie dans la littérature, le journalisme, les séries télévisées et le cinéma, où l’on ne met l’accent que sur ses déficits et ses handicaps. A force, on intériorise ce discours sur soi. On a résumé notre « être au monde » et notre histoire à ces seules dimensions-là.

L’afropessimisme qui assombrit plus que de raison doit être critiqué, mais il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse, l’afroptimisme. L’Afrique a de grands défis à relever, il faut porter un regard lucide, dénué d’affects, et se questionner : où voulons-nous aller ? Que voulons-nous construire et comment ?

Comment faire pour se réapproprier sa propre voix et faire face à ce discours dominant ?

Il faut d’abord que nous croyons en nous-mêmes, il y a une confiance et une estime de soi à reconstruire. Il faut que nous refusions d’être désignés de manière exclusivement handicapante et que nous arrêtions d’intérioriser les discours qui nous dénigrent. Les questions auxquelles nous devons faire face ne sont pas tant celles de l’efficience de nos économies et de nos ordres organisationnels – même si elles sont importantes –, mais plutôt celle de recréer nos imaginaires, panser nos infrastructures psychiques et guérir un certain nombre de nos maux psychologiques.

L’Afrique a de grandes forces : sa créativité, sa jeunesse, sa vitalité, la richesse de ses cultures, sa capacité à tisser du lien social et à faire communauté malgré les difficultés. Ce sont des ressources fondamentales que nous devons mobiliser pour remettre en chantier cet « atopos », ce lieu qui n’existe pas encore, que je questionne dans mon livre Afrotopia, pour y rouvrir le champ des possibles et dessiner une utopie africaine, à la fois politique, culturelle, économique et écologique. Et ceci nous permettra de reconstruire des ordres politiques, sociaux et économiques au service de la dignité humaine.

Face aux différents défis de l’Afrique, êtes-vous confiant sur le devenir du continent ?

En tant qu’économiste, je regarde les tendances à long terme et je n’ai aucun doute sur le fait que nous allons résoudre nos difficultés économiques. Mon problème n’est pas là. La question est plutôt comment allons-nous relever ces grands défis ? Est-ce que l’on va reproduire les erreurs de l’aventure de l’économie capitaliste du XXe siècle ou prendre un nouveau tournant civilisationnel ? Le continent africain doit être un laboratoire. Nous devons imaginer de nouvelles formes, réinventer une humanité plus riche et ouverte, avec une conscience écologique plus aiguë et une économie plus juste, qui ne nous asservissent pas.

Notre continent est le lieu des formations sociales les plus anciennes du monde, avec une histoire faite d’ombres et de clartés. L’Afrique a connu de grandes civilisations mais aussi vécu des chocs terribles pour lesquelles elle a montré une grande capacité de résilience. Serons-nous en mesure de devenir un espace où l’on reprendrait le chantier de l’humanité et où on l’amènerait plus loin encore ? Pour moi, c’est ça le principal enjeu.

Quel message adressez-vous à la jeunesse africaine et burkinabée ?

Il faut qu’elle prenne conscience que son destin n’est pas clos, qu’il lui revient de le bâtir et qu’elle a toutes les ressources en elle pour le faire. S’il faut qu’elle passe par des processus d’émancipation ou qu’elle lutte contre des régimes qui l’entravent, alors qu’elle le fasse. Elle a toutes les clés en main pour reconfigurer son destin.

Je suis fier de ce que la jeunesse burkinabée a réalisé en 2014 [L’insurrection populaire d’octobre 2014 a entraîné la chute de l’ancien président Blaise Compaoré, après 27 ans passés au pouvoir]. Maintenant, elle doit penser et organiser son projet politique. Il ne suffit pas seulement d’enlever des régimes, il faut aussi voir ce qu’on y met à la place, sinon la révolution risque d’être confisquée par les seules forces organisées politiquement.