Pour commémorer la Nuit de cristal, une photo du 10 novembre 1938 est exposée au même endroit 80 ans plus tard, le 6 novembre, à Berlin. / MARKUS SCHREIBER / AP

Manifester « n’a jamais été [son] truc ». La politique ne l’intéresse que « de très loin ». Vendredi 9 novembre, Kristiane n’a pourtant pas hésité à venir quand elle a appris qu’un collectif d’extrême droite, baptisé « Wir für Deutschland » (Nous sommes pour l’Allemagne), avait été autorisé par la justice à se rassembler, en début de soirée, devant la gare centrale de Berlin. « Un autre jour, passe encore que ces gens-là manifestent, mais pas un 9 novembre, non, pas le jour anniversaire de la Nuit de cristal », s’indigne cette jeune retraitée, avant d’enchaîner, la voix étranglée par l’émotion : « Jamais je n’avais imaginé que je me sentirais obligée de descendre dans la rue, un 9 novembre, pour dire non à la haine. »

Au final, cette manifestation d’extrême droite – que le ministre de l’intérieur du Land de Berlin avait interdite, mercredi, mais que la justice a finalement autorisée, vendredi – aura été un piteux échec. Une cinquantaine de personnes tout au plus.

Vingt fois, peut-être trente fois moins que ceux qui étaient venus leur tenir tête à coup de « Nazis, dehors ! », « Plus jamais ça ! » ou « Tous ensemble contre le fascisme ! » Des slogans habituels dans ce genre de rassemblements mais auxquels s’étaient ajoutées, en ce 80e anniversaire du pogrom organisé par les nazis en novembre 1938, des références plus précises à la Shoah. Comme cette citation de Primo Levi (1919-1987), rescapé d’Auschwitz, inscrite sur de nombreuses affiches : « C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau. »

« On ne peut pas laisser faire »

Cette phrase, Leo Schwarz « y pense de plus en plus souvent ». Agé de 22 ans, cet étudiant en science politique au ton posé n’a aucun mal à reconnaître que « la situation d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle de l’Allemagne de 1938 ». Mais il reste « très choqué » par les récentes attaques qui ont visé un restaurant juif et un restaurant iranien, à Chemnitz (Saxe). Et a trouvé « incroyable » qu’un élu berlinois du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) ait osé épingler un bleuet au revers de sa veste, jeudi, lors d’une cérémonie du souvenir au Mémorial de l’Holocauste, prétendant ignorer que cette fleur était le symbole des nazis autrichiens dans les années 1930. « Que des choses comme ça arrivent aujourd’hui est sidérant, explique l’étudiant. On ne peut pas laisser faire. Le risque, c’est de s’habituer. C’est à ça que ça sert, les anniversaires. Pas juste pour se souvenir, mais pour dire : “Hé ! Attention !” »

Plus tôt dans la journée, Angela Merkel avait tenu à peu près le même discours dans la grande synagogue de Prenzlauer Berg, un quartier de l’ancien Berlin-Est, où avait lieu la commémoration officielle du 80e anniversaire de la Nuit de cristal. « L’indifférence à l’égard du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme est le premier pas vers la remise en cause de nos valeurs essentielles », a déclaré la chancelière allemande, avant de mettre en garde « ceux qui réagissent par des réponses prétendument simples aux difficultés actuelles ».

Pas une seule fois, Mme Merkel n’a cité l’AfD. Comme souvent en de telles circonstances, la chancelière a davantage parlé en fille de pasteur qu’en dirigeante politique traditionnelle, optant pour des formulations très proches de celles d’un sermon : « Que penseront les gens, au siècle prochain, quand ils se retourneront sur notre monde ? Un monde à nouveau menacé de perdre le sens du bien commun parce qu’il sépare les gens en fonction de leur croyance, de leur origine et de leur apparence. (…) La dignité de l’homme est intangible. La respecter et la protéger est le devoir de tout Etat. Tel doit être le fil conducteur de chacune de nos actions. Aussi bien politiquement que socialement. »

Lors de cette cérémonie, le président du Conseil central des juifs d’Allemagne, Josef Schuster, n’eut pas les mêmes préventions. A ses yeux, a-t-il expliqué, l’AfD est un parti d’« incendiaires moraux ». D’où son choix, assumé, d’inviter à la commémoration tous les élus du Bundestag sauf les 92 membres du groupe d’extrême droite. « Pour la communauté juive, ce serait insupportable, quatre-vingts ans après la Nuit du pogrom, de savoir que se trouvent parmi nous des représentants de ce parti », a déclaré M. Schuster.

L’AfD donne presque le sentiment de vouloir se faire oublier

Tout au long de cette journée particulièrement chargée en souvenirs – en Allemagne, la date du 9 novembre ne renvoie pas seulement à la Nuit de cristal, mais aussi à la proclamation de la République (1918), au putsch raté d’Hitler à Munich (1923) et à la chute du mur de Berlin –, les responsables de l’AfD sont d’ailleurs restés fort peu diserts. Au point de presque donner le sentiment de vouloir se faire oublier.

Un tel souci ne doit rien au hasard. Le 1er novembre, plusieurs médias allemands ont révélé que la direction de l’AfD avait diffusé un rapport auprès de ses membres, listant un certain nombre de déclarations et d’expressions à ne pas employer afin que le parti ne soit pas placé sous la surveillance de l’Office fédéral de protection de la Constitution (BfV), chargé du renseignement intérieur. Ces recommandations interviennent alors que deux antennes de l’organisation de jeunesse de l’AfD, à Brême et en Basse-Saxe, sont déjà placées sous surveillance, et alors que les membres du BfV, réunis à Bonn (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), doivent décider dans les prochains jours s’ils étendent à l’ensemble du parti ce dispositif qui peut aller notamment jusqu’à la mise en place d’écoutes téléphoniques.

A l’intérieur de l’AfD, cette menace fait l’objet d’un vif débat, entre une minorité représentant l’aile la plus radicale, pour qui le parti ne doit pas craindre une procédure pouvant lui permettre de se poser en victime, et une majorité qui redoute une décision potentiellement dévastatrice, en termes d’image, auprès des électeurs.