Emmanuel Macron et Mark Zuckerberg à l’Elysée, le 23 mai 2018. / POOL / EPA-EFE

La France veut franchir un nouveau palier dans sa lutte contre les discours haineux sur les réseaux sociaux. Emmanuel Macron a annoncé, lundi 12 novembre, dans un discours au Forum sur la gouvernance de l’Internet, la mise en place d’un groupe de travail commun avec Facebook. Le groupe de Mark Zuckerberg a donné son accord à une expérience de six mois, début 2019, dans laquelle des représentants des autorités françaises devraient pouvoir accéder aux outils, aux méthodes et au personnel de Facebook chargés de faire la chasse aux contenus racistes, antisémites, homophobes ou sexistes. Jamais le réseau social n’avait ouvert si grand ses portes à un Etat, a fortiori étranger.

Ce groupe, d’une petite dizaine de personnes, sera composé à parité de salariés de Facebook et de membres - ingénieurs, juristes… – issus d’autorités françaises : l’Arcep, chargé des télécoms et de la régulation technique de l’Internet ; le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), responsable notamment des contenus des télévisions et des radios ; la Dinsic, direction interministérielle des systèmes d’informations et de communication…

Un fonctionnement qui reste flou

Pour l’Elysée, l’expérience sera un moyen d’« attester ou non si l’entreprise est de bonne foi et fait les efforts nécessaires » pour lutter contre les contenus haineux. Cette « expérience-pilote » doit permettre d’initier un dialogue permanent et approfondi entre le réseau social et les autorités, dont les discussions sont jusqu’ici complexes et intermittentes. L’entourage d’Emmanuel Macron cite comme inspiration la régulation des secteurs bancaire ou nucléaire, où des agents publics vérifient les process des entreprises concernées.

Toutefois, l’instauration de ce groupe pose de nombreuses questions. Egalement en discussion avec l’Elysée, Google a d’ailleurs jugé prématuré de s’engager dès maintenant dans la même démarche. Le fonctionnement du groupe créé avec Facebook reste flou à ce stade : son programme de travail sera lors de ses premières réunions. Il ne disposera pas de pouvoirs de réquisition et le périmètre exact des informations internes auquel il aura accès dépendra de la bonne volonté du réseau social. Des questions de respect du secret des affaires ou de la vie privée pourraient se poser. D’une manière générale, il est encore difficile de prédire si le projet donnera des résultats intéressants.

Chez Facebook, on assure que les membres pourront, si besoin, se rendre en Irlande, à Dublin, au siège européen de l’entreprise, ou aux Etats-Unis, dans la Silicon Valley, au quartier général de Menlo Park. Par ailleurs, on peut se demander si la démarche pourrait inspirer d’autres Etats à demander le même accès aux process de Facebook.

Bonne volonté

Selon l’Elysée comme Facebook, la genèse de ce groupe de travail remonte à la discussion du mois de mai tenue entre le PDG Mark Zuckerberg et Emmanuel Macron, lors du sommet Tech for Good, à Paris. Le président de la République a expliqué au patron du réseau social qu’il vaudrait mieux collaborer pour éviter le vote d’un texte comme la loi mise en place début 2018 par l’Allemagne : celle-ci expose les plateformes à d’importantes amendes si elles ne suppriment pas très rapidement les contenus violents. De son côté, Mark Zuckerberg affirme avoir pris conscience que, sur ce sujet, la régulation était inévitable : autant donc en prendre son parti et tenter de dégager un terrain d’entente. L’exécutif français et Facebook ont depuis poursuivi les discussions, pour aboutir à ce dispositif.

Facebook espère que ce groupe de travail lui permettra de faire saisir à la France l’ampleur de la tâche qui consiste à réguler les contenus partagés par plus de deux milliards d’utilisateurs du monde entier. Cet argument de la complexité est souvent évoqué par le réseau social, qui fait régulièrement face à des polémiques sur des contenus maintenus en ligne malgré leur caractère violent ou raciste. Autrefois plus désinvolte, l’entreprise américaine veut convaincre les Etats de sa bonne volonté.

Mais c’est aussi pour éviter une réglementation lourde, à l’allemande, que Facebook entrouvre ses portes à la France. Les cadres de Facebook ne cachent pas leurs critiques de l’initiative de Berlin, qui pénaliserait la liberté d’expression en forçant les entreprises à dépublier de nombreux contenus pour éviter des amendes.

« La puissance publique n’est pas au niveau »

Du côté de l’Elysée, l’initiative avec Facebook est un moyen de se poser en défenseur d’une voie médiane plus souple, entre le laisser-faire et le vote d’une loi « rigide ». L’équipe de M. Macron ne souhaite pas « laisser aux plates-formes numériques le soin de définir les limites de la liberté d’expression », car cela « revient à leur confier un pouvoir quasi jurisprudentiel ». Mais la présidence de la République estime aussi que, « sur les sujets techniques, la puissance publique n’est pas au niveau de Google, Facebook ou Amazon ». Ce test serait un moyen de combler ce fossé.

Plus largement, Emmanuel Macron cherche à montrer qu’il n’est pas inactif face aux géants du numérique, dans la perspective des européennes de mai 2019 : le groupe de travail avec Facebook est vu comme un prolongement des sommets élyséens Tech for Good et Choose France, qui, selon nos informations, seront reconduits en 2019, en mai et en janvier. L’initiative est aussi présentée comme une extension du projet français de taxation des grandes plates-formes, de la loi française sur la manipulation de l’information, du règlement européen sur les données personnelles ou de la récente directive européenne sur les droits d’auteurs.

L’Elysée – comme Facebook – espère que l’expérimentation contribuera à faire émerger un « nouveau schéma de régulation ». Les deux parties n’excluent pas qu’elle puisse être élargie à d’autres types de thèmes ou à d’autres pays.

Rapport Avia

Ce test s’inscrit aussi dans une offensive plus vaste, menée à Paris ou à Bruxelles, pour réguler les contenus en ligne en changeant les règles établies depuis 2000 par la directive sur le commerce électronique, qui distingue les statuts d’éditeur, responsable des contenus et celui d’hébergeur. Dans le sillage du récent rapport de la députée LRM de Paris, Laetitia Avia, le gouvernement envisage de créer un « tiers statut » entre les deux, appelé « accélérateur de contenus » : il concernerait les réseaux sociaux et les moteurs de recherche comme Facebook, Youtube ou Google, qui ne produisent pas leurs contenus mais les « éditorialisent » en les classant, notamment via des algorithmes.

Cette nouvelle réglementation pourrait aussi, pour le gouvernement, être l’occasion de bousculer l’architecture des régulateurs français, dont aucun n’est aujourd’hui dédié aux contenus du Web. Le rapport Avia préconise ainsi de créer un régulateur dédié au racisme et à la haine sur Internet ou d’étendre les pouvoirs du CSA, de longue date demandeur d’avoir autorité sur les contenus en ligne.