Emmanuel Macron et Brigitte Macron au Musée d'Orsay, à Paris, le 10 novembre, pour le dîner d’Etat et la visite de l’exposition Picasso à l’occasion du centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918. / IAN LANGSDON / AFP

Tribune. Musée d’Orsay, samedi 10 novembre. Paume de main droite levée face à l’autre comme pour dire « Halte là », main gauche avancée vers le bas, c’est Femme à l’éventail venue des Etats-Unis, qui accueille. De profil, hiératique, isolée au seuil de l’exposition, quels mystérieux signaux envoie-t-elle aujourd’hui ? Ils sont soixante chefs d’Etat invités officiels du gouvernement français, à la veille d’une commémoration historique de grande ampleur (armistice de 1918 oblige), pour lesquels un concert avait été prévu.

Hasard du calendrier ? Opportunité de dernière minute ? Une visite de « Picasso Bleu & Rose » a été préférée au concert programmé, et c’est Femme à l’éventail, l’une des créatures les plus énigmatiques du jeune Picasso – on ne connaît pas son identité, on ne comprend pas son geste, à peine pressent-on l’influence d’Ingres – qui devient l’improbable maîtresse de toutes les cérémonies.

Femme à l’éventail, l’une des créatures les plus énigmatiques du jeune Picasso qui devient l’improbable maîtresse de toutes les cérémonies

C’est donc elle, l’inexplicable, la cryptique, la muette qui semble protéger les trois cents chefs-d’œuvre rassemblés pour trois mois dans l’exposition de Paris et, vraisemblablement, pour la dernière fois : une merveille, un tour de force, un événement.

Au fil des salles et à sa suite, se dévoile le peuple de Picasso, côtoyé de 1900 à 1906 dans les bas-fonds urbains – naines bariolées, morphinomanes ahuries, vieilles coquettes surmaquillées, ou encore femmes isolées, abattues, tourmentées, aux bras levés, repasseuses épuisées aux dos courbés, mères traînant leur enfant avec lassitude, pierreuses endolories, buveuses d’absinthe égarées, prostituées au bonnet transies et blêmes, toutes intégralement bleues qui disent la prostration dans ces toiles tragiques de « nécessité intérieure », pour une peinture « mouillée, bleue comme le fond humide de l’abîme et pitoyable », selon l’ami Apollinaire.

Suit la cohorte de ces gens du voyage élégants, féeriques, acrobatiques et roses – ils sont presque tous là, ses clowns, ses forains, ses arlequins, ses saltimbanques, enfants en équilibre instable sur une balle, tout comme le singe ou la corneille apprivoisée. A l’orée de journées qui seront balayées par le souvenir de nos millions de morts, par des considérations sur la paix, le patriotisme, la nécessité du multilatéralisme ou de la gouvernance hybride face à la guerre, au repli et aux nationalismes, comment mesurer l’impact de cette visite ?

Qui aura reconnu, dans l’édifice piteux, pouilleux et misérable, ce Bateau-Lavoir où toutes ces œuvres furent produites ?

Qui sera parvenu, dans la salle 12 du Musée d’Orsay, à lire documents, photos, et lettres exposées ? Qui aura compris, dans le couloir central, le poids de l’agrandissement noir et blanc qui tapisse tout un mur ? Qui aura reconnu, dans l’édifice piteux, pouilleux et misérable, ce Bateau-Lavoir où toutes ces œuvres furent produites ? Qui aura su que ces « moellons, bois et plâtras », assemblés à la va-vite avec des planches et des vitres dans le dénivelé d’une colline de Montmartre, ne bénéficiaient que d’un seul point d’eau potable pour une trentaine d’ateliers ?

Picasso surveillé par la police

Qui aura fait le lien avec l’incendie de Marseille qui ensevelit, il y a quelques jours, un immeuble vétuste de « marchands de sommeil » – autre habitat indigne – ainsi qu’une dizaine de vies humaines ? Qui aura repéré, enfin, l’ironie d’une telle visite ? Car ces toiles, considérées comme absolus chefs-d’œuvre aujourd’hui, avaient été signalées par la police française, dans la France de 1901, comme des pièces à charge contre le jeune Picasso, un intrus, un « étranger », un « anarchiste surveillé ». « Il a peint un tableau représentant des soldats étrangers frappant un mendiant tombé à terre », écrivit, alors, le commissaire Rouquier. « Il a en outre dans sa chambre plusieurs autres tableaux représentant des mères de famille qui sollicitent l’aumône à des bourgeois et que ces derniers repoussent/…/De ce qui précède, il résulte que Picasso partage les idées du compatriote qui lui donne asile. En conséquence, il y a lieu de le considérer comme anarchiste ».

Parmi les visiteurs de l’autre soir au Musée d’Orsay, qui aura entendu les résonances contemporaines aux défis qui se posaient à Picasso, dans une société française à peine sortie de l’affaire Dreyfus ? Le scandale du plus grand artiste de son siècle, stigmatisé et fiché parce qu’il est étranger ne fait-il pas écho à la renaissance de nos xénophobies ordinaires ?

La Femme à l’éventail venue de Washington (National Gallery of Art), aura-t-elle réussi à en troubler quelques-uns par son geste d’alerte ?

Ne souligne-t-il pas les manifestations d’hostilité (repli nationaliste, rejet de l’autre, culte de l’entre soi, exacerbation des frontières) face à notre terrible crise migratoire ? Les soixante chefs d’état en visite au Bateau-Lavoir auront-ils fait le lien entre la prétendue menace de « Picasso l’étranger » et celle dont seraient porteuses les caravanes migratoires d’aujourd’hui ? La Femme à l’éventail venue de Washington (National Gallery of Art), aura-t-elle réussi à en troubler quelques-uns par son geste d’alerte ? Il est à craindre que la rencontre avec le peuple de Picasso, que la photo du taudis de l’artiste n’auront pas ébranlé les chaotiques et criminels égarements de l’homme de Washington, Donald Trump.

Annie Cohen-Solal, historienne et écrivaine, prépare sur le thème Picasso étranger un ouvrage (Fayard et Farrar Straus & Giroux, 2020) ainsi qu’une exposition dont elle est la commissaire générale (musée national de l’histoire de l’immigration, en collaboration avec le musée national Picasso-Paris, mars-juillet 2021).