L’avis du « Monde » – pourquoi pas

Il n’est pas question ici de juger Luca Guadagnino pour blasphème. Trop peureux peut-être, je n’ai vu le Suspiria réalisé par Dario Argento qu’une seule fois et en suis ressorti avec la sensation qu’on m’avait administré une séance d’électrochocs, provoquant de violentes sensations chromatiques, éveillant des peurs dont je ne soupçonnais pas l’existence. Sans que je puisse tout à fait prendre l’expérience au sérieux, parce que ces modernes sorcières qui se dissimulaient sous les traits de professeures de danse étaient outrées, au point de friser le kitsch. Sans pouvoir le porter au rang des chefs-d’œuvre.

Mais on peut très bien accuser Luca Guadagnino, qui vient de pratiquer la magie blanche avec brio dans le solaire Call Me by Your Name (2017),d’être incapable de jeter le moindre sortilège maléfique et de dissimuler cette lacune sous un spectaculaire camouflage, fait d’intuitions esthétiques, de prétentions intellectuelles et, on ne pouvait pas faire sans, d’hémoglobine.

Lire la critique de « Call Me by Your Name » : Entre ombre et secret, l’été amoureux de deux garçons

Congrégation maléfique

Ce Suspiria du XXIsiècle est situé en 1977, année de la sortie du film d’Argento. Alors qu’il avait installé sa maléfique école chorégraphique à Fribourg, dans le « triangle de la sorcellerie », entre France, Suisse et Allemagne, Guadagnino l’a délocalisée à Berlin. La ville est toujours divisée entre Est et Ouest, le secteur occidental est agité par les manifestations de soutien à la Fraction armée rouge, qui vient de commettre plusieurs attentats. Ici, Patricia (Chloë Grace Moretz), une jeune fille en proie à un sérieux délire paranoïaque, fait irruption dans le cabinet de son vieux thérapeute, le docteur Klemperer (Tilda Swinton, grimée et affublée, au générique, du pseudonyme de Lutz Ebersdorf).

La guerre froide et la « bande à Baader », la folie et la douleur, les schismes du féminisme, la danse et la transe, c’est beaucoup pour un seul film

Dans le même temps, Susie Bannion (Dakota Johnson), jeune Américaine désargentée, se présente aux portes de l’école de danse Helena Markos, où, à force de persévérance, elle obtient d’auditionner. Son style désarticulé emporte la conviction de Madame Blanc (Tilda Swinton). Celle-ci est à la tête de l’une des factions qui se disputent le pouvoir à la tête de l’école, et – par là même – de la congrégation maléfique dont elle est la couverture.

La guerre froide et la « bande à Baader », la folie et la douleur, les schismes du féminisme, la danse et la transe, c’est beaucoup pour un seul film. Or, nous n’en sommes qu’au quart du très long Suspiria. Il sera aussi question de nazisme, d’envie de pénis (le personnage masculin de Tilda Swinton est amené à quitter ses vêtements), d’intégrisme religieux (Susie Bannion est issue d’une communauté mennonite) et puis – il faut le confesser – de débats théologiques et magiques aux enjeux impénétrables pour un spectateur qui se lasse au fil de l’alternance des errances déprimantes dans les rues pluvieuses de Berlin et des horreurs commises derrière les murs de l’école Markos.

L’horreur et la beauté

Ce qui ne signifie pas que Luca Guadagnino a tout à fait perdu sa facilité d’expression, son talent pour évoquer une humeur, une émotion en composant un cadre, en l’animant de figures poussées par la juste musique. Celle de Suspiria est signée Thom Yorke, et la partition inquiétante et mélancolique vaut d’être entendue pour elle-même. Les séquences dansées (réglées par le chorégraphe belge Damien Jalet) sont souvent troublantes ; dans ces moments, on croit discerner l’objectif de Guadagnino, joindre l’horreur et la beauté dans leur pureté.

Mais, à l’image de Dakota Johnson, qui s’épuise à concilier les impératifs contradictoires que le scénario (du metteur en scène et de David Kajganich) impose à son personnage, Suspiria vacille bien avant sa conclusion. Celle-ci, qui met en mouvement les corps féminins liés par des cordes rouges qu’évoquent l’affiche du film, se transforme en rite sacrificiel. Le sang versé alors inonde l’écran, mais – c’est le seul tour de magie réussi par Guadagnino – il ne laisse pas de traces.

SUSPIRIA (Dakota Johnson, Tilda Swinton, Chloë Moretz) - Bande-annonce VF (2018)
Durée : 02:21

Film italien et américain de Luca Guadagnino. Avec Dakota Johnson, Tilda Swinton, Mia Goth, Chloë Grace Moretz (2 h 32). Sur le Web : www.metrofilms.com/films/suspiria-2018