Un pêcheur malgache s’apprête à lancer ses filets à Anakao, sur la côte orientale de Madagascar, le 4 novembre 2018. / MARCO LONGARI / AFP

A Madagascar, le très controversé projet d’accord de pêche signé avec un consortium chinois, en septembre, pour un investissement de 2,7 milliards de dollars (près de 2,4 milliards d’euros) coulera-t-il avec la déroute d’Hery Rajaonarimampianina à l’élection présidentielle ? Son instigateur, Hugues Ratsiferana, refuse pour le moment de l’envisager.

Encore sonné par l’ampleur de la polémique provoquée par ce qui aurait dû être accueilli, selon lui, comme « une bonne nouvelle », le directeur général de l’Agence malagasy pour le développement et de promotion d’entreprises (AMDP) dit ne pas avoir renoncé à convaincre du bien-fondé de ce projet. Mais jusqu’à l’issue de l’élection, tout restera gelé. « Je n’ai pas peur. Le futur président, quel qu’il soit, pourra juger que ce projet est bénéfique pour le développement de Madagascar », confie-t-il devant un café dans un élégant hôtel du VIIe arrondissement de Paris.

Hugues Ratsiferana a plusieurs casquettes. Conseiller spécial du président sortant, il est aussi le représentant de Madagascar à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), dont il préside la commission politique. C’est à ce titre qu’il est de passage à Paris en cette mi-novembre, loin du tumulte électoral et des suspicions de fraudes qui agitent la Grande Ile.

L’AMDP est du reste intimement liée à l’OIF. C’est en son siège parisien qu’Hery Rajaonarimampianina fit, en septembre 2016, l’annonce de sa création, quelques semaines avant la tenue à Antananarivo du seizième sommet de la Francophonie. L’agence devait permettre à Madagascar de « rayonner dans tout l’espace francophone » en mettant le pays « sur les rails d’une croissance partagée et d’un développement responsable ».

Un projet opaque et surdimensionné

Deux ans plus tard, le contrat chinois constitue la plus grosse prise de cette petite association de droit privé. Mais la polémique ne vient pas de son insaisissable lien avec le dessein initial. Ses détracteurs dénoncent un projet surdimensionné conduisant à un accaparement des ressources halieutiques, alors que le pays souffre d’un important déficit alimentaire.

Ils s’interrogent également sur les conditions dans lesquelles a été conclu cet accord-cadre annoncé en marge du Forum sur la coopération sino-africaine, le 5 septembre à Pékin, soit deux jours avant la démission de M. Rajaonarimampianina pour mener campagne. Et sans que le ministre des ressources halieutiques et de la pêche n’ait été associé ni même informé. Celui-ci s’est d’ailleurs empressé de déclarer que ce contrat n’engageait ni le gouvernement, ni l’Etat malgache.

Le contenu de la soixantaine de pages paraphées par l’AMDP et Taihe Century Investments Development n’a pas été rendu public. Quelques bribes ont cependant été dévoilées : ce plan sur dix ans, dont l’ambition affichée est de jeter les bases d’une « économie bleue » à Madagascar, se déroulerait en deux phases. La première, censée démarrer initialement dès la signature, avec un budget de 700 millions de dollars sur trois ans, prévoit de déployer 330 bateaux fournis par le consortium chinois tout autour de l’île.

Parmi ceux-ci, 300 embarcations, longues chacune d’environ 14 mètres, assureraient, à raison de 240 jours de mer par an et de 600 kg de prise journalière, 43 200 tonnes de poissons exportées en presque totalité vers la Chine. Ces captures seraient collectées par 30 chalutiers deux fois plus grands. Seule 15 % de la pêche serait conservée pour le marché local. A titre de comparaison, le volume de pêche inscrit dans l’accord avec l’Union européenne, en cours de renégociation, est trois fois moins important. Le prix de vente devrait s’établir à un niveau qualifié de « raisonnable », selon les termes de l’accord.

« Descente aux enfers des petits pêcheurs »

L’annonce de ce deal a déclenché un tollé dans les milieux concernés. « Comment peut-on imaginer faire venir 300 chalutiers alors que la surpêche est déjà une réalité ? Le nombre de pêcheurs ne cesse d’augmenter, avec l’arrivée sur les côtes de ruraux qui ne peuvent plus vivre de leur terre. Les pirogues rentrent avec de moins en moins de poissons », avertit Paubert Mahatante, maître de conférences à l’université de Tuléar et secrétaire général de la plateforme Sansafa, qui regroupe les acteurs non étatiques de la pêche et de l’aquaculture des seize pays de la Communauté de développement d’Afrique australe. Quelque 500 000 emplois directs et indirects dépendent de ce secteur.

L’octroi de licences à six navires chinois depuis fin 2017 a d’ores et déjà aggravé le problème, selon M. Mahatante. « Ils n’ont pas de base à terre et pêchent partout et de tout de Morombe jusqu’à la pointe sud de Fort Dauphin [soit environ 800 km de côtes]. Quelle quantité prennent-ils ? Nous n’en savons rien. »

Tuléar est la plus importante zone de pêche traditionnelle de l’île. Ce n’est donc pas un hasard si la ville abrite l’Institut halieutique et des sciences marines (IHSM), le seul du pays et de tout l’océan Indien. Fin octobre, M. Ratsiferana est venu pour la première fois y rencontrer les scientifiques. Trop tard pour les convaincre. « Si ce projet devait être mis en œuvre, il ne ferait que précipiter la descente aux enfers des petits pêcheurs », tranche Jamal Mahafina, le directeur de l’IHSM, déplorant que les architectes de l’accord se soient lancés dans des spéculations économiques sans se soucier de l’état des stocks halieutiques ni de la faisabilité de certaines de leurs promesses. Il n’existe à ce jour aucune donnée solide sur les ressources présentes dans les eaux malgaches.

« Les gouvernements successifs n’ont jamais considéré la science comme une priorité. Nous n’avons pas les moyens de mener des études sérieuses pour évaluer les stocks. Les seules données disponibles sont fournies par le suivi des captures déclarées par les pêcheurs, qui ne sont contrôlées que par huit observateurs pour toute l’île », poursuit M. Mahafina. Les scientifiques émettent également de sérieux doutes sur les promesses de repeuplement faites pour compenser la raréfaction de certaines espèces. « Ce sont les promesses de personnes qui n’y connaissent rien. La surpêche déséquilibre tout l’écosystème, pas seulement quelques espèces qu’il suffirait de faire se reproduire dans des bassins avec des techniques que nous ne maîtrisons pas encore », ajoute un autre membre de l’IHSM.

« Le gouvernement aura le dernier mot »

La pêche n’est qu’un des six volets imaginés pour structurer l’économie bleue à Madagascar : développement des chantiers navals et de l’aquaculture, avec l’installation d’au moins six bassins de 20 hectares dont la production serait entièrement exportée vers la Chine, création d’un centre de formation, construction de cités touristiques… « Il ne s’agit que d’un cadre, assure M. Ratsiferana. Tout reste à discuter. Avant que n’enfle la polémique, nous étions sur le point de lancer des appels d’offres pour réaliser des études d’impact social et environnemental. Une chose est sûre, c’est le gouvernement qui aura le dernier mot pour accorder ou non les licences de pêche et valider les projets d’investissement. »

Une question au moins reste entière : comment une modeste association, plutôt tournée vers le développement local, est-elle parvenue à mettre sur la table un deal financier d’une ampleur inégalée, au nez et à la barbe des ministères et des institutions internationales comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui, depuis plus d’un an, planchaient sur un plan « Economie bleue » ? Et de façon subsidiaire : quelle contrepartie le consortium chinois a-t-il obtenu ?