Barrage sur la D1916 entre Bar-le-Duc et Verdun. / ÉDOUARD ÉLIAS pour « Le Monde »

Un tracteur, une botte de paille, un tas de palettes… les gilets jaunes ont pris possession de Bar-le-Duc avant même le lever du soleil, samedi 17 novembre. Les bloqueurs de la Meuse installent leurs positions, et déroulent leurs slogans, rimes en prime. « Macron, démission » ; « Ton gasoil nous fout à poil. »

Deux militants des Patriotes, le mouvement de Florian Philippot, l’ancien bras droit de la présidente du Rassemblement national (RN), Marine Le Pen, tentent de se glisser parmi eux, drapeaux français autour du cou. « OK, mais pas de politique aujourd’hui. Même si on partage les mêmes idées », insiste Christophe Méhay. Après vingt-cinq ans de syndicalisme à la CGT, lui en a « fini » avec la gauche. « Ils nous ont abandonnés sur tous les combats. » Depuis deux présidentielles, Christophe Méhay vote donc pour le Front national [devenu RN] et a même adhéré aux Barjols, un groupuscule identitaire dont d’anciens membres ont été récemment mis en examen pour « projet d’action violente » contre Emmanuel Macron. Mais aujourd’hui, c’est « jour sacré ». Celui où les politiques ne sont pas invités.

« Moi, je perds de l’argent si je reste bloqué ! », s’agace un automobiliste en forçant le passage que l’ancien syndicaliste tente de garder. « Prenez-vous en à Macron ! », hurle Christophe Méhay, en sortant quelques pneus du tracteur planté au milieu du rond-point. Cette fois, le suivant ne passera pas.

« Ras-le-bol général »

A la frontière opposée de Bar-le-Duc, la sono crache le tube de toutes les manifs. Sabine Macquart ne peut s’empêcher d’en fredonner le refrain : « Antisocial, tu perds ton sang-froid » La quinqua gouailleuse lève le poing. Elle bavarde de tout, sauf peut-être de la hausse des carburants, un détail dans son « ras-le-bol général ». En onze ans à « trimer », elle n’est partie qu’une seule fois en vacances. Avant que l’entreprise de peinture montée avec son mari ne sombre, « à cause des cotisations et des gens qui ne payent pas ». Sans droit au chômage, le couple s’est retrouvé au RSA (revenu de solidarité active) avec ses trois enfants. Soit 600 euros pour boucler chaque mois. Depuis, elle fait des ménages pour s’en sortir. « Et lui, il se fout de notre gueule en disant qu’on trouve du boulot en traversant. » « Lui », c’est Emmanuel Macron. Sabine n’en peut plus du « petit air narquois » du chef de l’Etat et de ses « insultes » à répétition. « Gaulois réfractaire, grince-t-elle. Il ne comprend pas les gens qui n’ont pas de fric. »

Lors de la présidentielle de 2017, elle a voté Mélenchon, puis blanc au second tour. « Je vais finir par voter Le Pen, je vous le dis », provoque-t-elle, avant de défendre l’instauration d’une VIe République qui donnerait « enfin le pouvoir au peuple ».

A Bar-le-Duc, Sabine Macquart (à gauche au premier plan) n’en peut plus du « petit air narquois » du chef de l’Etat et de ses « insultes » à répétition. « Gaulois réfractaire, grince-t-elle. Il ne comprend pas les gens qui n’ont pas de fric. » / ÉDOUARD ÉLIAS pour « Le Monde »

« Voter Le Pen » n’est pas juste une provocation ici. Dans le département de la Meuse, la présidente du Rassemblement national est arrivée en tête au premier tour de la présidentielle, avec 32 %, avant de grimper à près de 50 % au second tour. Son discours sur la ruralité et la « France des oubliés » porte dans ce territoire, auprès d’une classe moyenne au sentiment constant de déclassement, qui répète payer ses impôts « sans en voir la couleur ». Même pas l’école gratuite ou la Sécurité sociale ? « Ouais, ça, je veux bien… Mais moi, je suis jamais malade t’façon », rétorque Stéphane en agrippant une bière sur la grande tablée du point de blocage numéro 5, à deux pas de l’« insoumise » Sabine.

Musique, vin chaud, barbecues… Le gouvernement a peut-être « l’impression que c’est la kermesse aujourd’hui, poursuit l’ancien militaire en relevant son col. Mais ils ne se rendent pas compte, ça va péter ! » Le père de six enfants – « Et ouais ! » – de 49 ans estime pourtant gagner « bien », c’est-à-dire trop pour bénéficier des mesures annoncées par le premier ministre, Edouard Philippe, pour faire face à la hausse des taxes sur le carburant. Seulement, Stéphane ne gagne pas assez pour « profiter », alors il n’a plus qu’un seul mot d’ordre : « Virer Macron », et l’échanger avec Marine Le Pen. Parce que le parti d’extrême droite mènerait de grandes réformes sociales ? « Non, pour l’immigration. »

Barrage sur la départementale 1916 entre Bar-le-Duc et Verdun. Appelée « Voie sacrée » cette route stratégique permettait l’approvisionnement du front lors de la première guerre mondiale. A la question souvent posée par les services de police « qui est le responsable ? », les gilets jaunes se sont concertés pour répondre : « C’est Emmanuel Macron. » / ÉDOUARD ÉLIAS pour « Le Monde »

« Il y a des paradoxes partout »

A deux années de la retraite, Mich, lui, profite de la « qualité de vie » de son petit village perché à 30 kilomètres de Saint-Dizier. Ses poules, ses balades aux champignons, sa Meuse… Mich n’échangerait tout ça pour rien au monde, encore moins pour « la ville ». Il a bien vécu quelques années à Nancy, « plus jamais ». « Elle est quand même belle, la vie ici », dit Mich dans un sourire. C’est pourtant au milieu des gilets jaunes, que l’on rencontre ce petit fonctionnaire optimiste. Les mains tendues devant un baril où fume le bois des palettes, Mich résume sa présence en une formule : « On travaille pour mettre du gasoil dans la voiture qui nous emmène travailler. Vous voyez le truc ? »

Monarchiste et syndiqué chez Force ouvrière (FO) – puisqu’« il y a des paradoxes partout » – Mich se sent « étranglé » par la politique d’Emmanuel Macron et « déçu » par son syndicat, qui n’a pas appelé à rejoindre la mobilisation. L’an prochain, il ne reprend d’ailleurs pas sa carte chez FO, mais continuera à voter pour Marine Le Pen. Encore elle. Mich votait déjà pour son père, « de temps en temps », au premier tour. Désormais, assène-t-il, « je ne conteste plus, je revendique. » En cause dans son vote à l’extrême droite, pas tant la hausse des taxes que « l’islam qui pourrit tout » et la politique éducative « détruite par Mitterrand », selon Mich, qui trouve que, tout de même, c’était mieux avant. « On ne peut même plus mettre une torgnole à un gosse quand ça va pas. Ben, du coup, ils tournent mal. » Résultat, Mich le monarchiste veut « refaire la révolution de 1789 ». « Là, on bloque le carrefour, mais il faut envahir l’Assemblée nationale et le palais de l’Elysée ! »

A Bar-Le-Duc, sur la route menant à Saint-Dizier, Mich (en orange à droite) résume sa présence en une formule : « On travaille pour mettre du gasoil dans la voiture qui nous emmène travailler. Vous voyez le truc ? » / ÉDOUARD ÉLIAS pour « Le Monde »

Autre barrage, autre stratégie. Sur la Voie sacrée, le chemin qui approvisionnait les tranchées françaises il y a un siècle, Cindy Hofbauer n’est « pas trop trop » pour le blocage complet. Elle préfère obliger les automobilistes à faire des « pauses » de quinze ou trente minutes avec elle, le temps de papoter un peu. Une méthode douce qui n’a pas empêché une 4L de forcer le passage dans la matinée. « Pour le moment, on fait ça gentiment. On allume la mèche », tranche son voisin de barrage. En attendant la relève. Dimanche les motards, lundi les routiers, mardi les infirmiers… « On est un peu partis à l’aveugle », admet Matthieu, incapable de savoir ce que deviendra sa propre colère. « Est-ce qu’on vit une parenthèse d’un week-end ou le début de quelque chose de plus grand ? » Lui se prépare à tenir le siège de Bar-le-Duc, au moins jusqu’à lundi, jour du « tournant ». Celui où « les gens devront reprendre le boulot » et seront peut-être moins ouverts à soutenir ses revendications.