Un barrage filtrant à Fos-sur-Mer, lundi 19 novembre 2018. / JEAN-PAUL PELISSIER / REUTERS

Après trois quarts d’heure « cul-à-cul » au volant de son poids lourd dans le long embouteillage qui mène au rond-point de Saint-Gervais, à l’entrée de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), Cyprien affiche un large sourire. Arrivé au barrage filtrant des « gilets jaunes », le chauffeur routier, la cinquantaine burinée, arrête son bahut, siglé du nom d’une entreprise de logistique de la zone, met le frein à main et descend sous les acclamations.

« Je vais boire le café », lance-t-il à la cantonade, bloquant sciemment le long cortège de véhicules derrière lui. « Hier et avant-hier, j’ai participé au barrage. Aujourd’hui, j’ai commencé à travailler 6 heures », explique-t-il en touillant le sucre dans son gobelet en carton. A défaut de participer à son troisième jour de mobilisation, ce lundi 19 novembre, Cyprien se contente d’un geste symbolique en signe de solidarité. Dans quelques minutes, le temps d’avaler son jus, son camion rejoindra le dépôt et libèrera la voie.

Pour la troisième journée consécutive, la zone industrielle de Fos, cœur d’activités du port de Marseille, vit au rythme des barrages filtrants des opposants au gouvernement. Et rares sont les usagers de la route à ne pas les assurer de leur sympathie. Dans la bretelle d’accès qui mène à la raffinerie Pétroinéos à Lavéra, aux abords de Martigues, des dizaines de camions sont arrêtés. Aucune tension dans l’air : les chauffeurs, sortis de leurs cabines, papotent tranquillement.

« On attend »

« Ça fait une heure qu’on est là… On attend », sourit l’un d’eux, chasuble fluorescente sur le dos. Les deux radars qui encadrent le viaduc de Caronte, gigantesque pont qui enjambe le canal de l’Etang de Berre, ont été mis hors service. L’un bombé à la peinture orange, l’autre affublé d’un gilet jaune. Vingt-cinq kilomètres plus loin, le rond-point de La Fossette, par lequel passent chaque jour des milliers de poids lourds transportant des containers débarqués sur le port de Marseille, est lui aussi filtré. On y circule véhicule par véhicule.

Entre les deux, Saint-Gervais concentre la plus grosse mobilisation. Ce lundi matin, à deux pas de la plage, une centaine de « gilets jaunes » monte la garde sur la RN 568, seule voie de liaison entre les terminaux du grand port maritime de Marseille (GPMM) et l’autoroute qui trace vers Lyon, l’Espagne ou l’Italie. Pour se réchauffer, on brûle des palettes et du bois mort, raflé dans les terrains vagues environnants. Le feu de camp dégage une épaisse fumée noire et fait fondre le goudron de la chaussée.

Un barrage filtrant à Fos-sur-Mer, lundi 19 novembre 2018. / GERARD JULIEN / AFP

« On est là depuis samedi et on restera là jusqu’à ce que le gouvernement donne des signes de faiblesse. On sait qu’en bloquant ici, on paralyse l’activité des entreprises implantées ici », assure fièrement Géraldine, 39 ans, mère de deux enfants, qui travaille comme « employée de logistique polyvalente » dans une société du secteur. « On tient le barrage, mais on va manger et se laver quand même », plaisante à ses côtés Robert, 71 ans, soudeur à la retraite.

« Moi, c’est Gilbert Macron »

Tous deux, comme la plupart des présents, assurent être là « parce qu’ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts en fin de mois ». « La hausse du gasoil, c’est la goutte d’eau. On en a marre de tout », pointe Tim, solide rouquin venu de Mouriès, à une demi-heure de là. « On ne veut plus être des vaches à lait, l’Etat est le plus grand des proxénètes », entonne Gilbert, 74 ans qui rêve « d’une révolution ». Retraité lui aussi, il concède à demi-mot qu’il était CRS.

« Nos noms de famille ? Moi, c’est Gilbert Macron, lui, c’est Robert Macron, enchaîne-t-il. On s’appelle tous Macron, parce que c’est pas nous qui avons déclenché ces manifestations, c’est lui ! ».

Des « gilets jaunes » brandissent un drapeau de l’OM à Fos-sur-Mer, lundi 19 novembre 2018. / GERARD JULIEN / AFP

Au barrage de Saint-Gervais, rares sont les automobilistes et chauffeurs routiers qui ne saluent pas les bloqueurs au passage. Un drapeau français côtoie un étendard de l’OM. Les plus jeunes improvisent des jeux de ballon sur les voies. Le parking du McDonald’s, qui longe la nationale, sert de base arrière. Les gilets jaunes, hommes et femmes, jeunes et vieux, s’y garent et en repartent quand bon leur semble.

« Je sors de dix ans d’armée. Je suis là aussi pour tous mes anciens camarades qui n’ont pas le droit de s’exprimer », assure Tim. « Nous sommes de bons vieux Gaulois réfractaires », abonde Jean-Noël, 34 ans, soutien affirmé de l’UPR de François Asselineau, et guère impressionné par l’intervention du premier ministre Edouard Philippe, la veille au 20 heures de France 2. « On savait qu’il ne nous écouterait pas. Il ne lâche rien ? On ne lâche rien ! », affirme ce mandataire immobilier qui a pris sa journée, mais, smartphone en main, communique avec ses clients depuis le barrage.

« Tout se passe plutôt bien »

Dans la matinée, une rumeur a couru le rassemblement. On se raconte que les CRS ont débloqué par la force la raffinerie de Lavéra. « Il parait qu’ils viennent ici ensuite », croit savoir Robert. Après trois jours d’actions, et alors que les accès à Arles, Fos et Port-de-Bouc demeurent très perturbés, la préfecture de police des Bouches-du-Rhône dément toute intervention. « Il y a quelques discussions pour que les barrages demeurent filtrants », assure le cabinet du préfet. Jusqu’ici, aucune station-service n’a donné de signes de pénurie d’essence.

Des « gilets jaunes » discutent avec des CRS à Fos-sur-Mer, lundi 19 novembre 2018. / RAYMOND ROIG / AFP

À Saint-Gervais, la présence des forces de l’ordre relève de l’anecdote. Une voiture de la police nationale se gare tranquillement à distance du rassemblement. Sa conductrice, en uniforme, a salué les manifestants pouce levé en passant le barrage. « Nous sommes là pour vérifier que tout se passe bien entre les automobilistes bloqués et les gilets jaunes, confirme un agent. Tout se passe plutôt bien, mais on n’est pas à l’abri d’un conducteur qui s’énerve ou de bloqueurs un peu trop alcoolisés. »

La veille, en fin d’après-midi, le climat était nettement plus tendu. Les automobilistes qui ne marquaient pas leur solidarité étaient houspillés, traités de « macronistes », insulte suprême ici. Perchée sur le pont routier qui surplombe le barrage, la police s’est contentée d’observer. « La [police] municipale est très correcte. La nationale aussi. On le sait qu’ils nous soutiennent », jauge Géraldine, écharpe au ras du nez pour se protéger du froid qui grimpe.